Jean-Yves Carfantan: «Le véritable objectif de Jair Bolsonaro, c’est la relance de l’industrie de l’armement»
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Le nouveau président brésilien s’est entouré de Chicago Boys, mais c’est aux puissants lobbies économiques et militaires qu’il doit allégeance. Pour l’économiste Jean-Yves Carfantan, une partie de l’armée cherche à retrouver son poids économique sur le pays

Elu dimanche à la présidence du Brésil, Jair Bolsonaro admet lui-même ne rien connaître à l’économie. S’il s’est entouré d’académiciens proches de l’Ecole libérale de Chicago comme Paulo Guedes, la réalité politique devrait vite limiter ses ambitions réformistes, estime Jean-Yves Carfantan, économiste installé au Brésil depuis plus de trente ans et auteur du livre Brésil, les illusions perdues (Ed. François Bourin, 2018).
Le Temps: L’avènement de Jair Bolsonaro est-il autre chose que le constat de l’échec du Parti des travailleurs au pouvoir pendant treize ans?
Jean-Yves Carfantan: C’est l’une des composantes principales. Mais ce rejet des forces politiques se produit tous les dix ans au Brésil. C’est l’apanage des jeunes démocraties. En 2003, les gens ont davantage voté contre les élites que pour Lula. Aujourd’hui, on est tombé sur ce type: Jair Bolsonaro, un député insignifiant pendant vingt-six ans. Auparavant, en trente ans de carrière à l’armée, il n’a atteint que le grade de capitaine. La balance commerciale, les taux de change: c’est du latin pour lui. A côté de Jair Bolsonaro, Donald Trump passe pour un intellectuel.
Il s’est lui-même converti au néolibéralisme après avoir passé vingt-six ans à défendre les intérêts de sa corporation…
Des forces s’opposent autour de Jair Bolsonaro, celle des économistes académiciens et celle des grands lobbies économiques ou militaires. On ne sait pas encore clairement qui pourra s’imposer, mais les militaires occuperont un rôle central. On a beaucoup parlé de la libéralisation du port d’armes durant la campagne, mais le véritable objectif, c’est la relance de l’industrie de l’armement. Les actions de la société Forjas Taurus ont d’ailleurs bondi après l’élection présidentielle. Mais au-delà du marché intérieur, Jair Bolsonaro veut convertir le Brésil en fournisseur d’armes pour tout le sous-continent.
Craignez-vous l’instauration d’un modèle égyptien avec des militaires contrôlant de larges portions de l’économie?
C’est une crainte partagée ici. Certains militaires pensent en effet qu’il est temps de récupérer de l’influence dans la vie économique. Or, ils en ont été absents pendant trente-quatre ans et n’ont aucune idée de comment fonctionne le monde moderne. Le seul consensus qui existe parmi les trois armes, c’est la lutte contre la délinquance et l’économie parallèle de la drogue. Le Brésil perd des territoires depuis quinze ans. L’Etat ne contrôle plus du tout certaines périphéries urbaines qui comptent des taux de mortalité plus élevés qu’en Syrie. Pour tout militaire de carrière, c’est inacceptable.
On parle de concentrer les Ministères de l’économie, des finances et du commerce et de les placer sous la tutelle d’un super-ministre. Jusqu’où peut aller cette concentration des pouvoirs?
Ce sont des discours de campagne. Trop de gens ont soutenu Jair Bolsonaro et veulent garder leur propre guichet comme le secteur industriel. Il ne faut pas regarder le Brésil avec des lunettes des années 1960. Nous n’allons pas vers un Etat fasciste car le pays conserve des institutions qui fonctionnent et agissent comme contre-pouvoirs. Jair Bolsonaro est un danger pour la gouvernance, pas pour la démocratie.
Une privatisation de Petrobras est-elle crédible?
Elle est impraticable car Petrobras est un monopole. Il faudrait d’abord créer une situation de concurrence, mais là encore trop d’intérêts sont en jeu. Ce sont des académiciens comme Paulo Guedes, qui ne connaissent pas grand-chose à la politique, qui ont mentionné ces privatisations. Jair Bolsonaro n’a pas l’ambition de faire des réformes qui s’avéreraient douloureuses. Il faudrait toucher aux retraites des militaires. Ou mettre fin aux taux d’intérêt bonifiés qui bénéficient tant à l’agriculture. Je m’attends à de petites mesures destinées à rassurer les marchés sur les six premiers mois de mandat. Pour le reste, le nouveau président fera son cinéma en sortant les militaires dans la rue. Sans rien changer aux problèmes de fond.
Vous mentionnez les lobbies agricoles et pétroliers. N’y a-t-il pas une volonté de diversifier une économie par trop dépendante aux matières premières?
Encore faudrait-il pouvoir investir. Le Brésil consacre 1% de son PIB aux investissements publics: c’est à peine suffisant pour maintenir le réseau routier. L’état des infrastructures est un frein aux investissements. Le tissu industriel s’affaiblit depuis quinze ans, face à la rigidité salariale et au protectionnisme qui privilégie des produits nationaux peu compétitifs. En réalité, le revenu moyen au Brésil a toujours suivi le cours des matières premières. Quelques années d’envolée et c’est une chute brutale qui s’ensuit. Ici, ce phénomène s’appelle «le vol de poule».
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