Ces journalistes qui ont changé de camp
Médias
Les exemples de journalistes qui se sont réorientés dans la communication existent depuis longtemps. Mais ces dernières années, le mouvement semble s’accélérer. Romaine Jean, Thierry Meyer, Marc Comina expliquent leur choix

Pendant cette année anniversaire de nos 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques de nos valeurs. La première est celle du journalisme, chamboulé par l’ogre numérique, par les fausses nouvelles, et que les pouvoirs politiques rêvent toujours de reprendre en main. Nous vous avons présenté le travail de 5 autres «Temps» dans le monde (semaine 1), et les portraits de 4 journalistes qui font bouger les lignes (semaine 2): cette semaine, place aux défis économiques du secteur.
- 1er épisode: Les médias et Facebook, la soumission à l'autorité
- 2e épisode: Des médias indociles encore en quête d'un modèle alternatif
- 3e épisode: Une histoire de la presse romande en 5 dates
- 4e épisode: Les internautes sont enfin prêts à payer l’information
Ils étaient journalistes mais ont préféré bifurquer pour travailler dans les relations publiques. Pour n’en citer que quelques-uns, Romaine Jean, Thierry Meyer ou François Modoux ont récemment sauté le pas. Désormais, ils soignent l’image d’entreprises ou d’institutions dont ils sont les représentants et ont, entre autres, pour mission d’en faire la promotion auprès de leurs anciens collègues.
Cette passerelle entre journalistes et communicants a toujours existé. La tendance semble s’être accélérée ces dernières années, en raison des restructurations dans la presse. Difficile pourtant de le prouver par des chiffres. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il y a toujours moins de journalistes affiliés à un syndicat.
A titre d'exemple, l’association professionnelle Impressum répertoriait 6096 membres en 2002, contre 4414 en 2018, soit une disparition de 1682 affiliés en seize ans. Certains d’entre eux continuent d’exercer leur métier, mais se sont retirés de l’association. «Beaucoup quittent le métier pour travailler dans la communication ou devenir enseignant. La décrue est plus marquée en Suisse alémanique, constate néanmoins Dominique Diserens, secrétaire centrale chez Impressum. Selon mes calculs, si l’on devait regrouper tous les journalistes affiliés ou non à une association professionnelle, on en compterait au total 12 000 dans toute la Suisse.»
«Ils savent formater un discours»
Qu’en est-il des emplois dans la communication? Face à la multiplication des réseaux sociaux, la communication n’a jamais joué un rôle aussi stratégique dans les entreprises et le nombre de formations en la matière a explosé – SAWI, HEG Genève, HEG Fribourg, Unige, etc.
Le journaliste a un réseau et du flair pour anticiper comment l’opinion publique va réagir à tel ou tel événement
«La numérisation nécessite une augmentation des ressources en communication. Mais les budgets ne sont pas extensibles à l’infini. Certains postes sont moins recherchés comme, par exemple, le métier d’attaché de presse. Cela en raison de la diminution du nombre de médias», estime Alexis Delmege, président de la Société romande de relations publiques et associé au sein de l’agence Voxia.
Les journalistes sont généralement recherchés pour remplir ce rôle en perte de vitesse d’attaché de presse. «Ils savent rédiger, formater un discours, rendre un sujet compatible avec une rédaction, le contextualiser et le rendre attractif, tout en possédant un réseau. Par contre, j’ai parfois un doute sur leur capacité à faire de la gestion de projet lorsqu’il s’agit de gérer des campagnes importantes», note Alexis Delmege.
Je ne suis pas partie par lassitude de la RTS. J’ai eu l’occasion d’occuper de nombreux postes
«Le journaliste a un réseau et du flair pour anticiper comment l’opinion publique va réagir à tel ou tel événement, poursuit Marc Comina, un conseiller en communication indépendant qui a notamment travaillé pour Le Temps. Surtout, il connaît par expérience le fonctionnement très particulier du cerveau des journalistes.»
«Le costume de Dark Vador»
Même s’ils n’ont plus la priorité sur ces postes de communicants, les journalistes, de manière contrainte ou volontaire, y postulent plus fréquemment. «Lors de la mise au concours d’un poste en décembre dernier, nous avons effectivement vu passer plus de CV de journalistes, constate Alexis Delmege. Néanmoins, chez Voxia, nous avons toujours compté environ trois anciens journalistes sur douze communicants. Cette proportion n’a pas changé.»
Quant aux journalistes qui sont passés de l’autre côté de la barrière, comment expliquent-ils ce choix?
«Je ne suis pas partie par lassitude de la RTS. J’ai eu l’occasion d’occuper de nombreux postes, de journaliste, correspondante, présentatrice, créatrice d’émission comme Infrarouge, à productrice ou rédactrice en chef, dit Romaine Jean, qui vient d’être nommée directrice de la communication pour Sion 2026. Même si la votation valaisanne du 10 juin pourrait enterrer le projet, cela ne l’a pas fait hésiter. «C’est un beau défi. J’ai fait le choix de quitter la RTS très rapidement.»
Je ne voulais pas qu’un jour, quelqu’un d’autre prenne la décision à ma place. Qu’on me tape sur l’épaule en me présentant une voie de garage
Ce changement de cap a pris plus de temps pour Thierry Meyer, ancien rédacteur en chef de 24 heures, devenu associé chez Dynamics Group, une société de conseil en communication. «Certains m’ont vu revêtir le costume de Dark Vador lorsque j’ai annoncé mon départ, sourit Thierry Meyer. J’ai été nommé rédacteur en chef à l’âge de 42 ans. C’est un travail intense avec de grosses responsabilités. Je me suis donné un laps de temps d’une dizaine d’années. C’était déjà ambitieux, en regardant la durée des mandats de mes prédécesseurs. Et je voulais aussi me laisser la chance d’une reconversion. Je ne voulais pas qu’un jour, quelqu’un d’autre prenne la décision à ma place. Qu’on me tape sur l’épaule en me présentant une voie de garage.»
Marc Comina voulait être plus présent auprès de ses enfants. «Je m’étais aussi un peu lassé du petit jeu des journalistes consistant à s’indigner de tout et de rien chaque matin en séance de rédaction. Et j’avais l’espoir, rapidement abandonné, de m’engager en politique.»
Un «sacrifice financier»
Ont-ils des regrets? «J’ai quitté «la maison» où j’ai passé des années fantastiques mais je ne regrette rien. Je continuerai à baigner dans un milieu que j’aime, serai en contact avec les milieux politiques, le monde des médias tout en gérant une équipe», affirme Romaine Jean.
«Dès mon plus jeune âge, je rêvais d’être journaliste. J’ai adoré ce métier qui m’a nourri intellectuellement, et qui m’habitera toujours. Mais je sais aussi qu’il n’y a pas que cela dans la vie. Aujourd’hui, à 54 ans, j’accomplis quelque chose de nouveau où j’ai une liberté incroyable et où la hiérarchie n’existe pas. Les associés du groupe sont tous égaux entre eux et je gagne ma vie sur mon propre chiffre d’affaires. J’aime ce côté risque et entrepreneurial», explique Thierry Meyer.
Certains ont de la peine à s’adapter au monde la communication et y renoncent. D’autres exercent leur nouveau métier avec passion et ont tiré un trait sur le métier initial. Toutefois, il y a souvent un brin de nostalgie qui demeure. «Revenir au journalisme restera toujours une tentation parce que, bien pratiqué, c’est un merveilleux métier qui remplit une fonction vitale pour nos démocraties, conclut Marc Comina. Mais l’état d’agonie avancée dans lequel se trouvent aujourd’hui les journaux romands ne rend pas le métier très attrayant, d’autant plus qu’un tel retour aux sources impliquerait d’importants sacrifices financiers.»