L’aéroport de Genève renoue avec les chiffres de 1945
Coronavirus
Pour son centenaire, Cointrin se retrouve quasiment vide, pas loin du trafic de ses premières années d’existence. Comment l’aviation sortira-t-elle de cette crise? Reverra-t-on une année à 17,7 millions de passagers sur le tarmac, comme en 2019? Quid de la reprise à l’ère du télétravail? Autant de questions ouvertes

Les lumières sont allumées, les écrans publicitaires clignotent, les portes coulissantes s’ouvrent. L’aéroport est ouvert mais il n’y a pas un chat, personne, aucun passager. Seuls des agents de sûreté et des nettoyeurs rôdent dans une ambiance glauque dominée par le bruit de la ventilation et des escaliers roulants. «C’est comme si on était en permanence au milieu de la nuit à l’aéroport», estime une employée des lieux. «C’est surréaliste.»
Tous les commerces ont les stores fermés. Aux guichets d’enregistrement, des plexiglas ont été installés et des lignes rouges sont collées sur le sol pour garantir une distance minimum entre les gens. Dans les salles d’attente, des bandes de plastique de la police bloquent l’accès d’un siège sur deux. Sur le tarmac, les réacteurs sont bâchés. Une trentaine d’avions Swiss et EasyJet sont immobilisés, figés comme le Jura en toile de fond. D’innombrables chariots vides semblent implorer du travail.
Quatre décollages par jour
Mais du travail, il n’y en a pas. Depuis le début du mois, à peine quatre décollages et autant d’arrivées sont recensés par jour pour les vols de ligne, selon des données recueillies sur les panneaux d’affichage. L’an dernier à la même saison, on en était à 416 mouvements (décollages et atterrissages) au quotidien. L’aviation d’affaires, qui représente un tiers des mouvements en temps normal, est aussi quasiment au point mort.
Année historique pour le centenaire de @GeneveAeroport: entre 50 et 300 passagers par jour en avril 2020, contre entre 40'000 et 60'000 douze mois plus tôt. Quatre décollages ligne par jour, contre 208 en avril 2019.
— Richard Etienne (@RiEtienne) April 26, 2020
Les données sont ici: https://t.co/slrSu04E5l
#Covid-19
Le fret? Il fait couler l’encre, car de nombreux vols cargo inhabituels atterrissent de Chine remplis de matériel médical. Les aéronefs de DHL, FedEx et UPS continuent en outre d’arriver chaque jour, stimulés par le commerce en ligne et des importations d’urgence de produits qui d’ordinaire arrivent par la route ou les mers. Les derniers chiffres (ceux de la deuxième semaine d’avril) font cependant état d’une chute en tonnage proche des 50% par rapport à la même période de l’an dernier. «Le gros des marchandises vient normalement dans les soutes des avions de ligne, qui ne sont plus là», indique Samer Jrab, le responsable du fret à Cointrin.
«On dénombre entre 50 et 300 passagers par jour, contre entre 40 000 et 60 000 en temps normal», selon André Schneider, directeur de l’aéroport, confiné chez lui comme la plupart de ses collègues, quand ils ne sont pas au chômage partiel (en temps normal, 10 000 personnes travaillent à l’aéroport). «C’est 99% de baisse. Ça me donne le blues quand j’y retourne.»
Pour trouver des chiffres aussi bas, il faut remonter à l’avant-guerre. «Si c’est 50 par jour, ça correspond au nombre de passagers en 1935 et si c’est 300 par jour, alors on renoue avec l’année 1946», relève Jean-Claude Cailliez, l’administrateur du pionnair-ge.com, un site consacré à l’histoire de l’aéronautique dans la région.
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Avant la guerre, les aéronefs ne recensaient pas plus d’une quinzaine de places et le trafic aérien était symbolique, alors même que l’aéroport de Genève était le principal en Suisse. En 1936, Cointrin, alors la première base de Swissair, se dote ainsi d’une piste en béton, une première pour un aéroport civil en Europe. Si on cumule tous les passagers au départ du canton depuis ses débuts (en 1920) jusqu’en 1939, on arrive à un total de près de 148 000 personnes, un chiffre qui aurait été franchi en moins d’une semaine l’an dernier. Pendant la guerre, des avions sont transformés pour accueillir des troupes de soldats, un peu comme durant la pandémie des appareils de ligne servent uniquement au trafic de marchandises.
«La reprise après la guerre, dès le mois de mai 1945, a été lente, elle porte d’abord sur le fret; il faut attendre l’automne pour retrouver le niveau d’avant la guerre», estime Bernard Lescaze, un historien qui a consacré un livre à Cointrin. Le redémarrage à Genève, l’un des rares aéroports dont la piste n’a pas été bombardée, dépend des réparations des autres aérogares du continent. En 1946, 71 518 passagers sont recensés par Pionnair-GE, un chiffre qui grimpera régulièrement durant le Trente Glorieuses pour dépasser le million en 1961.
Coordonner la reprise
En 2020, la reprise à la suite de la pandémie de Covid-19 s’annonce beaucoup plus compliquée. L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) estime que, sur les neuf premiers mois de l’année, l’offre en sièges des avions chutera globalement de 41 à 67%, surtout en Europe et en Asie, avec un redémarrage au mieux à la fin mai, mais plutôt au troisième trimestre voire plus tard.
Combien de temps dureront la pandémie, la récession, la fermeture des frontières? A quel point les passagers reviendront-ils et combien de temps le secteur peut-il tenir financièrement dans une telle inertie? Toutes des questions ouvertes soulevées par l’OACI. Le transport aérien figure parmi les principales victimes économiques de la pandémie, celui qui est au front.
«Nous attendons les décisions des Etats et des ministres de la Santé publique. Nous espérons qu’il y aura cette fois un minimum de coordination au niveau européen», indique André Schneider. Le directeur espère que les pays ouvriront leurs frontières en même temps, contrairement au confinement, qui s’est effectué à des rythmes différents selon les pays. «La première raison pour laquelle les avions ne volent pas, c’est parce que les frontières sont fermées, rappelle-t-il. Les rouvrir en même temps faciliterait la reprise.» Encore faut-il que les hôtels, les entreprises, les plages s’alignent pour que les gens voyagent.
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Comment garantir des conditions de sécurité suffisantes dans les aéroports et les avions? Le patron de Ryanair a déjà prévenu que le transporteur irlandais ne volera pas s’il est tenu de garder vides ses sièges de milieu de rangées pour maintenir des distances de sécurité. Les passagers pourront-ils se rapprocher en portant des masques? Le télétravail, auquel tant d’entreprises se sont habituées, freinera-t-il les déplacements? Et le changement climatique, intrinsèquement lié à la pandémie? La crise économique engendrée par le virus réduira davantage les dépenses, selon les personnes que nous avons consultées. Des voix s’élèvent pour exiger des contreparties environnementales à un soutien étatique, ou une baisse du nombre de créneaux pour les compagnies aériennes.
«Je n’ai pas de boule de cristal, nous avons élaboré plusieurs scénarios mais nous manquons de visibilité. Si tout va plus ou moins bien, nous espérons retrouver notre niveau de passagers de 2019 en 2024, anticipe André Schneider. En 2021, le chiffre d’affaires sera certainement inférieur à celui de 2019.»
«Les transporteurs privilégiés des touristes vers des destinations relativement proches, comme EasyJet, vont souffrir, estime Bernard Lescaze. Pour les long-courriers vers New York, bon vent pour y aller autrement que par les airs!»
«Il faudra des années pour ramener la demande mondiale de transport aérien à son niveau d’avant la crise», estime un porte-parole de Swiss. La filiale de Lufthansa envisage de n’utiliser qu’une partie de sa flotte sur des lignes qu’elle jugera prioritaires. Elle a aussi reporté ses livraisons de nouveaux avions. EasyJet ne souhaite pas s’exprimer.
Vers une hausse des prix
Les compagnies de ligne, rarement propriétaires de leurs appareils, seront peut-être forcées de les remettre à leurs banques, qui pourraient ensuite les brader, selon des observateurs. D’autres estiment que les tarifs pour voyager grimperont, d’autant plus si les avions sont peu remplis.
«L’aviation d’affaires pourrait tirer son épingle du jeu», estime Yves Roch, patron de Fly 7 Executive Aviation, une entreprise lausannoise qui gère une vingtaine de Pilatus, cloués au sol, et dont le chiffre d’affaires a chuté de 95% en avril. «L’aviation d’affaires est rarement propriétaire des avions, qui appartiennent à des entreprises ou des gens fortunés, elle a moins de coûts fixes, et répondre à des normes sanitaires, c’est plus facile sur un avion de huit places qu’on peut désinfecter rapidement que sur un gros-porteur», selon Yves Roch.
L’aéroport de Genève fête son centième anniversaire cette année, et pour l’occasion une série d’événements avaient été organisés, comme un concert du groupe Kraftwerk, qui a été reporté, ou un brunch paysan, annulé. Prévue en mai, une conférence sur le rôle des aéroports à l’heure des pandémies a été reportée à cet automne.