A contre-jour, sa carrure imposante et son chapeau vissé sur la tête lui donnent une allure de shérif. Marcel Pittet enfile de grandes bottes de caoutchouc pour fouler les sillons encore humides du domaine du Château des Bois à Satigny (GE). Il n’est pas vigneron, encore moins maraîcher. Ce Vaudois de 58 ans est conseiller de vente pour le géant de l’agrochimie Syngenta sur tout l’Arc lémanique. Le producteur qui gère l’exploitation où nous l’accompagnons en ce matin de début mai, c’est Nicolas Seiler, un Alémanique installé depuis 2016 avec sa femme et leurs trois filles dans ce domaine de la rive droite du Rhône.

«Regardez ce colza, il est tout en fleur. C’est parce qu’il a été suivi», lance Marcel Pittet. Par suivi, comprenez traité. Laissé à la merci de la météo capricieuse de ce printemps, il aurait été un tiers moins haut, avec le risque qu’au final la récolte produise moins de grains à l’hectare, affirme-t-il. Son job, c’est évidemment de conseiller et de vendre les produits de la multinationale, mais surtout d’en assurer le service après-vente auprès des agriculteurs.

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Identifier les «seuils de nuisibilité»

Dans les champs, il détermine les «seuils de nuisibilité», précise le commercial, formé en agriculture, mais en poste depuis trente et un ans au sein de la multinationale sino-bâloise. Autrement dit, estimer la perte de récolte en fonction de l’étendue de l’attaque du ravageur. A partir de là, Marcel Pittet préconise un traitement «ponctuel et ciblé», précise-t-il. Et seulement lorsque toutes les autres méthodes ont échoué – argile, engrais organique, traitements à base de bactéries et d’algues, sans oublier la rotation des cultures gage de bonne santé des sols –, insiste Nicolas Seiler.

Parfois, c’est trop tard, même la chimie ne parviendra pas à sauver les plants et les deux hommes estiment qu’il vaut mieux renoncer à tout traitement, quitte à perdre la récolte. C’est l’option prise cette année pour le champ de betterave sucrière de Nicolas Seiler, dont plus de 30% de plants ont été détruits par les altises, des petits insectes ravageurs. Radicale, cette décision permet cependant à l’agriculteur de conserver la prime fédérale pour non-utilisation de pesticides chimiques de synthèse.

La Confédération prévoit en effet diverses mesures incitatives destinées à limiter le recours à ces produits. Notamment des primes destinées à compenser les éventuelles pertes de récoltes lorsqu’un producteur renonce aux fongicides, insecticides, régulateurs de croissance et stimulateurs des défenses naturelles. Elles sont comprises entre 200 et 800 francs par hectare par an. S’il traite chimiquement, le producteur perd partiellement ou totalement la contribution. Aujourd’hui, 50% des céréales sont cultivées dans ce cadre, précise l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG).

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L’enjeu alimentaire

En agriculture biologique, les contributions sont sensiblement plus élevées (1200 à 1600 francs l’hectare). Le segment est par ailleurs en plein essor, représentant 16,5% des terres agricoles helvétiques, contre 13,4% il y a cinq ans. En termes de revenus, les denrées bios représentent près de 4 milliards de francs de chiffres d’affaires (+20% sur un an), soit une part de marché de 10,8%, tandis qu’en 2016, leur proportion atteignait 8,4%, générant 2,5 milliards de francs de revenus. Enfin, la technique progresse, les grands acteurs du milieu comme Fenaco s’y intéressent et investissent plusieurs millions dans des projets de recherche et des méthodes de traitement alternatives (insectes auxiliaires, traitements des semences à la vapeur, etc.). Pourquoi dès lors ne pas opter pour une conversion en bio?

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Par pragmatisme: «la culture extensive nous laisse une meilleure marge de manœuvre en cas de grosse attaque», répond Nicolas Seiler. Il avance aussi la cherté des produits de traitement biologiques, «pas toujours efficaces et pour lesquels on manque de recul». «Je préfère traiter une fois avec de la chimie, dont on connaît les effets sur plusieurs décennies, que cinq fois avec un autre produit, dont on ne connaît pas l’incidence sur l’environnement sur le long terme.» Et de pointer les fortes concentrations de cuivre dans le sol, un métal lourd autorisé en bio, pour lequel la recherche tente depuis des années de trouver une alternative.

Enfin, ce qu’il veut éviter par-dessus tout, c’est «le gâchis» que représente une perte de récolte. «Le gaspillage alimentaire commence dans les champs», insiste Nicolas Seiler en pointant sa main vers sa parcelle toute clairsemée de betterave. Une problématique qui nuit à l’environnement et à l’économie. Et qui représente un enjeu du point de vue sociétal, souligne l’agriculteur, face à une démographie croissante, alors que dans le monde près de 700 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, selon l’OMS.

Un «vol de reconnaissance à l’aveugle»

Un argument qui fait écho aux traumatismes de la période post-Seconde Guerre mondiale, après des décennies marquées par les famines régulières: l’agrochimie, développée dès le milieu du XIXe siècle suite aux ravages du phylloxera sur des vignobles entiers, prend alors une dimension quasi salvatrice. C’est à cette époque que naissent pléthore d’entreprises chimiques, notamment à Bâle, comme Maag, Geigy, Ciba, ou encore Sandoz, tous ancêtres de Syngenta. Dans les décennies suivantes, l’agro-industrie se développe, portée par une mondialisation arrivée à son paroxysme en 2000, date de la fusion de la division agribusiness de Novartis (lui-même issu du rapprochement de Ciba et Sandoz en 1996) avec les activités agrochimiques d’AstraZeneca: ainsi naît Syngenta, premier groupe au monde exclusivement orienté sur l’agro-industrie.

«Si les paysans ont épandu pendant des années du DDT dans les vignobles ou de l’arsenic de plomb dans les maraîchages, ce n’est pas parce qu’ils croyaient davantage les chimistes que les biologistes. Ces choix sont liés aux politiques en place, définissant les moyens de production et financiers mis à la disposition des producteurs», souligne Peter Moser, historien et directeur des Archives de l’histoire rurale à Berne.

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Financements fédéraux et cantonaux visaient jusqu’à récemment le développement de l’agro-économie. C’est notamment avec le soutien des autorités publiques que l’industrie chimique a développé des calendriers de traitements dans les années 1920. Des outils qui ont contribué à un renversement du point de vue scientifique, avec le développement de connaissances agro-industrielles, au détriment des savoirs agricoles pratiques, analyse Peter Moser. Un processus que l’historien qualifie de «vol de reconnaissance à l’aveugle», cautionné par les autorités et orchestré par l’agrochimie. Autre facteur ayant contribué à l’utilisation des pesticides: l’évolution des critères de qualité dès les années 1950, selon lesquels les fruits et légumes doivent avoir un aspect irréprochable pour être vendus dans les magasins libre-service, alors en plein développement.

Les scandales sanitaires et écologiques à répétition de ces vingt dernières années ont bouleversé l’opinion. «Les agriculteurs faisant usage de pesticides ont longtemps été décrits comme des innovateurs, qui ont fortement contribué à la croissance économique. Ils incarnent aujourd’hui la mise en danger de l’environnement et de la santé humaine», décrit Peter Moser. Nicolas Seiler s’arrange d’ailleurs pour qu’il y ait le moins de promeneurs possible lorsqu’il doit sortir le «pulvé» – petit nom du pulvérisateur. «On se fait apostropher, voire carrément insulter.»

Face à cette nouvelle donne, les politiques elles aussi ont évolué. Dans le cadre des divers programmes fédéraux de contributions à l’agriculture extensive (par opposition à intensive), chaque intervention doit être consignée dans ce que l’on appelle bucoliquement un carnet des champs. Chez Nicolas Seiler, ce carnet prend la forme d’une application pour tablette et smartphone. On y voit le plan des parcelles du domaine, avec pour chaque culture le détail des interventions, datées, du semis à la récolte.

Autorisations de traiter

C’est sur la base de ces descriptifs, passés au préalable en revue par des organismes de certification indépendants, que les cantons versent les contributions (via un apport de fonds de la Confédération). Le certificateur effectue aussi des visites de terrain pour vérifier les informations transmises. En outre, certaines interventions nécessitent une autorisation préalable du canton. Par exemple pour l’utilisation de pyréthrinoïdes – seuls insecticides de synthèse homologués en Suisse contre les fameuses altises du champ de betterave de Nicolas Seiler. «A noter que les autorisations ne sont données que s’il est démontré que ce traitement est vraiment nécessaire, autrement dit que le seuil de tolérance est dépassé», souligne l'Office genevois de l'agriculture et de la nature.

Nos questions sur les risques pour la santé dérangent. «Je mange ma production, je nourris ma famille avec. Je ne le ferais pas si je n’avais pas confiance en mon travail», s’irrite Nicolas Seiler. «Les gens utilisent des cosmétiques ou des détergents sans se poser trop de questions sur ce qu’ils peuvent contenir. Et l’on rencontre des toxines aussi dans les substances naturelles», renchérit Marcel Pittet. Selon lui, ce qui compte c’est toujours l’équation bénéfice-risque.

Reste que les pesticides se retrouvent constamment dans les eaux souterraines à des niveaux de concentration qui dépassent systématiquement les limites légales, selon les contrôles menés par la Confédération. Ces tests font aussi état de traces de certains produits retirés de la vente depuis plus de dix ans.

D’autres pesticides identifiés comme «hautement dangereux» par le réseau d’ONG PAN (Pesticide Action Network, qui se base notamment sur des données de l’OMS) demeurent commercialisés en Suisse. «Une vingtaine au total, dont 14 sont vendus par Syngenta», relève l’ONG Public Eye, qui publiait l’an dernier une vaste enquête sur le business de l’agrochimie. Notamment la lambda-cyhalothrine, un insecticide de la famille des pyréthrinoïdes, l’herbicide controversé glyphosate, ou encore le mancozèbe, un fongicide bientôt interdit. Ces trois produits figurent par ailleurs dans la liste des cinq produits les plus vendus en 2019, selon l’OFAG.

Etiquettes lacunaires

Dans le milieu agricole, des critiques pointent le manque d’implication du groupe à trouver des alternatives moins nocives, «on tourne toujours avec les mêmes molécules actives, ce ne sont que les formulations qui changent», dénonce un producteur sous le couvert de l’anonymat. «Syngenta n’a mis que huit nouvelles molécules sur le marché entre 2000 et 2018», tance Public Eye dans une enquête menée conjointement avec l’ONG Unearthed et publiée l’an dernier.

Des chiffres que confirme la multinationale, en raison notamment de «contraintes régulatoires toujours plus fortes», précisant qu’une mise sur le marché dure en moyenne dix ans et coûte 260 millions de francs. «Un tiers des coûts et du temps est alloué aux tests servant à écarter le danger pour les humains et l’environnement d’un ingrédient actif», souligne Syngenta. Ces tests, visant à obtenir une autorisation de mise sur le marché, sont effectués par les fabricants eux-mêmes et prennent rarement en compte les effets sur le long terme, dénoncent des scientifiques et des ONG.

A Unisanté (Université de Lausanne), une équipe de chercheurs mandatée par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) s’est penchée sur la problématique sous l’angle des maladies professionnelles, entre 2016 et 2019. «Nous nous sommes vite heurtés à un mur», se souvient la toxicologue Aurélie Berthet, qui a mené les recherches. D’une part, faute de données: les agriculteurs sont fréquemment des travailleurs indépendants et sont rarement affiliés à la Suva, une assurance pour risques professionnels, qui est la source privilégiée pour ce type d’informations. D’autre part, faute de financement suffisant de la part des autorités, chaque office – économie, environnement et santé publique – se renvoyant la balle.

La chercheuse regrette en outre le manque de transparence de l’industrie. Notamment dans l’étiquetage, qui n’indique presque que la matière active. «Or, des tests de perméation sur la peau ont montré que les produits tels que vendus dans le commerce pénètrent plus rapidement la peau que la matière active seule. Cela témoigne de la présence d’adjuvants», pointe Aurélie Berthet. Ces résultats invalident partiellement les tests menés par les industriels pour l’homologation, puisque ceux-ci se basent surtout sur la molécule active seule et non sur le produit final. Interrogé sur ce point, Syngenta affirme «travailler en permanence» à l’amélioration des formulations, et à concevoir un emballage plus informatif.

Traiter n’est pas anodin, Nicolas Seiler ne le concède que du bout des lèvres en croisant le regard vigilant de Marcel Pittet. Les deux hommes se quittent, ils se reverront plusieurs fois ce printemps. Les conseils de Marcel Pittet ne sont pas facturés aux producteurs, ils leur sont offerts, à l’achat des produits. «Chaque entreprise propose son service. Au final c’est l’agriculteur qui détermine avec qui il veut travailler et quel service il souhaite», justifie le conseiller de vente.

Syngenta et ses principaux concurrents BASF, Bayer, Corteva Agriscience et FMC se disputent âprement un marché mondial estimé à près de 60 milliards de dollars, dont ils contrôlent ensemble les deux tiers. Dans ce contexte et alors que l’opinion et le politique ont plus que jamais les pesticides dans leur ligne de mire, il s’agit de se rendre indispensable.


Mais encore

En 2019, près de 1950 tonnes de produits phytosanitaires ont été vendues, contre plus de 2000 tonnes un an plus tôt, selon l'OFAG. Les fongicides représentent environ 50% des volumes écoulés, les herbicides 30% et les insecticides 15%. Le volume de vente de produits utilisables en bio est en hausse, de l'ordre de 55% depuis 2008. Parmi eux, l’huile de paraffine, dont les quantités écoulées ont crû en de 40% sur un an. Dans toutes les autres catégories (fongicides et bactéricides, herbicides, molluscicides, régulateurs de croissance et autres produits phytosanitaires), on observe une baisse.