Le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro a accouché en début d’été d’un troisième plan d’aide à la Grèce, conditionné à une série de réformes récemment adoptées par le Parlement grec. Pour autant, rien n’est réglé: une partie du parti de gauche radicale Syriza, au pouvoir en Grèce, rejette l’accord, et ses créanciers continuent de douter de sa capacité à mettre en œuvre les réformes économiques demandées. Pour l’économiste international Charles Wyplosz, l’accord conclu juillet ne signifie pas une victoire de l’Europe, bien au contraire: les Allemands préparent cyniquement le Grexit à la prochaine étape, et l’idée d’un gouvernement de la zone euro n’est qu’un slogan qui sent le réchauffé.

Le Temps: Quelles leçons tirer du sauvetage in extremis de la Grèce, en termes de gouvernance européenne?Charles Wyplosz: On n’a rien évité. L’échéance a simplement été repoussée à plus tard. Les Allemands, qui ne veulent plus de la Grèce dans la zone euro, ont posé les conditions de sa sortie à la prochaine étape. Ils n’attendent qu’une chose, c’est de pouvoir dire: «Vous voyez, les Grecs n’ont même pas saisi l’offre de la dernière chance, ils ne sont pas fiables. Qu’ils quittent donc la zone euro!»

– Le «Grexit» finira donc par se produire?

– Sauf revirement surprise de la part de l’Allemagne, oui. J’ai été frappé par la violence avec laquelle le gouvernement allemand a réagi à l’annonce du référendum grec, et avec quelle absence de retenue il a dominé le jeu. Cela fait longtemps que le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, souhaite la sortie de la Grèce de la zone euro. C’est un homme patient, il avance ses pions et arrivera bientôt à son but.

– Que veut-il, et quelles seront les conséquences de cette exclusion?

– Il rêve du retour au bon vieux temps d’une Europe à six, plus homogène et performante – ce qui ne fonctionnerait jamais. Par ailleurs c’est un juriste, qui a une vision très limitée des mécanismes économiques. Il ne perçoit pas la logique des marchés financiers, qui jugeront la zone euro plus fragile que prévu. Jusqu’ici, elle est censée être irréversible, donc indestructible! Sur le plan politique, c’est le principe de solidarité dans l’Europe qui volera en éclats. On ne verra pas tout de suite les conséquences d’un Grexit, mais il y en aura, et elles ne seront pas bonnes.

– François Hollande a relancé l’idée du gouvernement de la zone euro…

– Il ne fait que recycler une vieille idée dont personne ne veut hors de Paris. Hollande a été humilié au même titre que Tsipras, puisqu’il appuyait son plan que les Allemands ont balayé en 30 secondes. La seule chose qu’il ait obtenue c’est de remettre la sortie de la Grèce à plus tard. Cet épisode montre que la fiction du couple franco-allemand a vécu. Pour la première fois, la France s’est fait éjecter explicitement de son statut de «co-empereur».

– Y a-t-il d’autres solutions pour gouverner la zone euro?

– Comme économiste je vois facilement ce qu’il faudrait changer. Mais la question de la gouvernance est un casse-tête sans fin. Pour rester crédibles, les élites vont donc puiser dans des anciens slogans: création d’une «union budgétaire», «union politique», «plus d’Europe»… Voyez le dernier Rapport des cinq présidents [1]: ce texte, d’une pauvreté affligeante, n’a aucun contenu ni politique ni économique, mais il entretient l’idée qu’on va faire plus d’Europe. Mais les peuples ne veulent pas plus d’Europe! Pendant ce temps, l’Allemagne progresse vers une domination totale sur les ruines de la méthode communautaire, de la méthode intergouvernementale et du défunt couple franco-allemand. C’est intolérable.

– Quel est le problème exact d’une domination allemande?

– Les anciennes générations qui gouvernaient l’Allemagne vivaient avec la honte d’être allemands, et le sentiment que chaque fois que l’Allemagne essayait d’imposer son pouvoir, il en résultait une catastrophe historique. Ces élites avaient une vision de non-puissance et de non-exercice du pouvoir. C’est là-dessus que reposait l’alliance franco-allemande, c’est-à-dire que les Allemands gouvernaient à travers la France. Or voilà qu’on assiste à la fin de la grande culpabilité. Les nouvelles générations n’ont plus de complexes et ne répugnent plus à exercer le pouvoir en direct.

– Mais pourquoi la domination allemande est-elle intolérable?

– Parce que vous ne pouvez pas avoir un élément qui domine les autres dans un système plus ou moins fédéral. Pensez à la Suisse, qui fonctionne depuis 150 ans avec le souci qu’aucun canton n’ait le dessus sur les autres. Je pense que le seul modèle viable à long terme pour l’Europe, son seul avenir, c’est le modèle suisse. Mais pour cela il faudrait construire une véritable autorité confédérale. Or nous sommes dans une époque d’euroscepticisme, qui a débuté il y a dix ans avec l’échec de la Constitution et s’est aggravé fortement suite à la gestion calamiteuse de la crise. Il faudra laisser passer une génération pour découvrir le modèle suisse et pour que l’opinion publique l’accepte. Et en attendant, on vivra longtemps et douloureusement une situation qui n’est acceptable pour personne.