Petit luxe de semi-retraité, Murat Kunt n'a pas enclenché son réveille-matin ce jeudi 28 août, jour de sa «leçon d'honneur» à l'EPFL. Mais quand on entre dans son bureau à 8 h, ses deux Mac et ses divers récepteurs mobiles bourdonnent déjà. «Je suis un grand enfant», admet-il volontiers. Un grand enfant et un grand professeur.
Au cours de ses quelque trente années à l'EPFL, il a formé une septantaine de doctorants, favorisé l'éclosion d'une dizaine de start-up, transformé un petit laboratoire de quatre personnes en un institut internationalement renommé dans le traitement des signaux numériques et la compression des données.
Si les jeunes peuvent regarder les vidéos de YouTube sur leur iPhone, si la TV haute définition se généralise à la vitesse de l'éclair, c'est en partie grâce aux travaux de l'équipe de Murat Kunt, qui ont permis de réduire considérablement le nombre de mégabits à transmettre, tout en maintenant une qualité acceptable pour l'œil et l'oreille humains.
Au début était la télécopie...
Pour comprendre le chemin parcouru, il faut remonter au milieu des années 70, où le professeur, né à Ankara en 1945, rédige sa thèse sur le passage de l'analogique au numérique pour les transmissions par télécopie. Envoyer une page A4 prend alors deux minutes: au prix où la communication est facturée, les utilisateurs - notamment les services météo américains - se ruinent.
La chance de Kunt est que ses recherches coïncident avec les progrès de l'informatique dans les capteurs et les microprocesseurs. Fort de ses années au MIT, il n'hésite pas à contacter l'industrie. Une collaboration fructueuse s'installe (Thomson, Cray, HP), qui finance des postes d'assistants. Elle n'est pas toujours bien comprise par ses pairs: «On me considérait un peu comme une prostituée», sourit le professeur. Passé un certain stade, les progrès dans la compression des signaux fléchissent pourtant. C'est là que l'équipe lausannoise franchit un pas décisif. S'inspirant de la neurobiologie, elle aborde le problème sous un angle nouveau. L'important n'est pas la quantité de données que peut traiter l'ordinateur, mais la façon dont notre cerveau les «voit». Rien ne sert de l'abreuver d'une quantité de données alors qu'il n'en utilise qu'une partie, notamment pour les images animées.
«Il faut voir le traitement numérique d'images comme un bébé nouveau-né», déclarait Murat Kunt lors de sa leçon inaugurale du 21 novembre 1990. Dix-huit ans plus tard, il pense encore que «l'essentiel reste à découvrir».
La compression est aujourd'hui omniprésente. Outre cette technologie, l'institut de Murat Kunt a développé l'analyse d'images, créé avec le CHUV un modèle électrique du cœur qui permet de tester l'effet des médicaments. Parmi les entreprises qui en sont issues figurent Alpvision, Fastcom Technology, Spinetix, Visiowave.
La rage de vaincre
Tous les rêves de Murat Kunt ne se sont pas réalisés. Au début des années 90, il imaginait, autour de l'EPFL la création d'un grand centre de compétences industrielles autour de la TV du futur. Mais la technologie des écrans plats n'était pas mûre, et «je n'ai pas réalisé le remue-ménage dans ce secteur quand il s'est enfin produit», dit-il aujourd'hui.
L'homme qui dénonçait «l'imagination étouffée» des Européens à son retour des Etats-Unis, en 1976, est satisfait de l'évolution des mentalités, plus ouvertes aujourd'hui à l'innovation et au transfert de technologies.
Toutefois, «je ne vois pas beaucoup de Borel (fondateur de Logitech, ndlr.) parmi les étudiants», ajoute Murat Kunt, méfiant à l'égard des cours d'entrepreneuriat à la mode. «A vingt ans, c'est trop tard. Quand j'étais au lycée à Istanbul, notre équipe de foot se mesurait régulièrement à celle de l'école voisine. C'est comme ça qu'on apprend à gagner et perdre: la rage de vaincre dans la fraîcheur du corps.»