Huit ans se sont écoulés depuis le réveil initial sur l’enjeu de la transition numérique de la Suisse, émis dans ces colonnes par Doris Leuthard, alors présidente de la Confédération (LT du 14.09.2010). A la veille du départ des deux conseillers fédéraux dont c’était la responsabilité pendant cette période et à un an des prochaines élections fédérales, une petite lecture critique s’impose.

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Un déséquilibre dangereux apparaît clairement entre un vide sidéral laissé par les pouvoirs publics et l’économie privée, dont la propension naturelle à minimiser l’intervention de l’Etat, et donc à s’y substituer sous la bannière de l’autorégulation, grandit. Ce déséquilibre en matière de gouvernance numérique est à la défaveur du développement durable et responsable d’une société.

Paroles creuses et initiatives vides

Ce vide sidéral fait référence aux réponses apportées et aux postures prises par nos autorités tant exécutives que législatives qui n’ont été qu’une succession de paroles creuses, d’initiatives vides et de non-débats aux Chambres fédérales. De l’eEconomy Board, qui n’accoucha de rien en quatre ans, au document de prospective de politique fédérale considérant la numérisation de la société sous l’angle de la menace et des risques en 2011, jusqu’à l’arrivée en avril 2016 d’une stratégie «Suisse numérique» du Conseil fédéral mais sans budget. Ce ne sont là que quelques points saillants des manquements graves de nos autorités en la matière, dont Daniel Borel relevait sur la RTS en novembre 2016 les conséquences en évoquant la nécessité d’un audit des conseillers fédéraux et du parlement sur leurs aptitudes à comprendre les enjeux de la transition numérique.

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L’année 2016 marque aussi la transformation de Digital Zurich 2025 en Digitalswitzerland, consortium composé à 80% de grandes entreprises et de PME qui tombe à point nommé pour investir un terrain laissé en friche par nos autorités. Véritable machine de guerre économique servant essentiellement les intérêts de l’économie privée au mépris de la responsabilité et donc du devoir d’encadrement par nos autorités de la transition numérique de la Suisse, Digitalswitzerland [ndlr: né de l'initiative de Marc Walder, directeur général de Ringier, copropriétaire du Temps] draine un budget annuel devant avoisiner au moins 5 millions de francs, compte tenu des différentes catégories de membres (50 000 pour les plus grosses).

Recadrer un projet de société

Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas ici de faire l’apologie d’une doctrine anti-libérale mais bien de recadrer ce que devrait être un projet de société vis-à-vis de l’enjeu crucial d’un agenda numérique national. Il est bien question d’équilibrer trois dimensions: la société, les pouvoirs publics et l’économie. Bien entendu, l’économie joue un rôle très important dans cet équilibre et nous ne pouvons que saluer la mobilisation de Digitalswitzerland sur ce plan-là. Par contre, il n’est pas tolérable que par incurie et défaut de responsabilité, la partie régalienne de cette tâche soit abandonnée (ou externalisée) à la partie ayant un intérêt prépondérant à ce que les pouvoirs publics n’interviennent que le moins possible dans ses affaires.

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Là où le bât blesse, c’est quand le secteur privé revient à la charge en ponctionnant de l’argent public pour le développement de ses propres intérêts. Digitalswitzerland gratifie les collectivités publiques et les institutions académiques d’une cotisation annuelle de 25 000 francs. Avec environs 25 entités, c’est plus d’un demi-million de francs, sans compter les «extras» comme 20 000 francs pour être présent dans une gare suisse à l’occasion des journées du digital, dont tout le monde se demande encore quelle en est la valeur ajoutée, qui sont injectés dans un projet servant l’agenda numérique de l’économie privée.

A une époque où l’argent public se fait de plus en plus rare, où les institutions académiques doivent continuer à assurer leurs missions d’enseignement, de recherche et de service à la cité malgré des coupes budgétaires régulières et importantes, il est particulièrement malvenu de constater ce type de pratiques. Venir taper dans les caisses publiques pour développer la stratégie numérique du privé relève non seulement d’une forme de cynisme mais pourrait même être qualifié d’abus de biens sociaux dans certains Etats.

Donc, au final, pas de débats, pas de responsabilité régalienne incarnée, une économie dont le cynisme consiste à s’assurer systématiquement de la non-ingérence des pouvoirs publics mais en n’oubliant pas de les faire passer à la caisse. La mise à jour de la stratégie «Suisse numérique» annoncée le 6 septembre dernier avec son plan d’action de 111 mesures allant dans tous les sens, a un air de «déjà vu» car à nouveau sans budget (page 41, point 5.2).

Pourquoi ce pays est-il incapable de prendre un sujet comme celui-ci, qui est en définitive un enjeu de société et d’en faire un véritable débat public et politique? Probablement que la suisse n’a pas faim! La Suisse n’a pas besoin d’un parc d’attractions numérique, elle a besoin d’une gouvernance durable et responsable de sa transition numérique.