L’ingénieur qui va changer le visage de Londres

Infrastructure Crossrail est le plus gros projet d’Europe

Rencontre avec Andrew Wolstenholme, cheville ouvrière du projet à 23 milliards de francs

La moitié d’Oxford Street, l’avenue commerçante londonienne la plus longue au monde, est un énorme chantier. Au total, plus d’une quarantaine de travaux complexes et d’envergure similaire sont en cours dans la capitale britannique. La raison de cette agitation, principalement souterraine: Crossrail, soit le plus grand projet européen de transports publics (plus de 100 km de tracé).

Devisé à près de 23 milliards de francs, l’ouvrage en cours vise à relier l’aéroport de Heathrow (ouest de Londres), à la City, Canary Wharf et à Greenwich, à l’est de la métropole, réduisant le trajet entre la périphérie de la ville et son centre à 45 minutes au lieu de plus d’une heure auparavant.

Pour réaliser ce projet pharaonique, elles sont huit. Et s’appellent Phyllis, Ada, Elizabeth, Victoria, Sophia, Mary, Jessica et Ellie. Les foreuses géantes – 1000 tonnes et 150 m de long chacune – percent chaque semaine 100 m de galeries. Entamées en mai 2009, les excavations de 42 km font appel à plus de 10 000 ouvriers. «Les tunnels ont été creusés à plus de 80%», se félicite Andrew Wolstenholme, directeur exécutif de Crossrail, en visite à Genève jeudi, à l’invitation de la Chambre de commerce britannico-helvétique.

«Environ 200 millions de passagers annuels utiliseront ce nouveau RER, en partie souterrain et en partie aérien, ce qui reliera 1,5 million d’individus supplémentaires à la City. Sa construction créera à terme plusieurs dizaines de milliers de nouveaux locaux commerciaux [3 millions de m2 de propriété à valoriser en surface et en sous-sol], de logements [57 000 bâtiments le long du parcours], ainsi que des emplois directs et indirects [55 000 équivalents plein-temps]», indique l’ingénieur britannique.

Le maître d’œuvre estime en effet que le projet générera des dizaines de milliers de nouvelles opportunités d’affaires, pour un retour sur investissement de près de 62 milliards de francs. «Il n’y a pas que Londres et ses environs qui en bénéficieront, ajoute Andrew Wolstenholme. Le pays tout entier et les entreprises étrangères auront leur part du gâteau.» Si plus d’un tiers des prestataires impliqués dans Crossrail sont Londoniens, 62% proviennent d’ailleurs.

Ce marché public regroupe pour l’heure seize contractants majeurs. «Ces contrats représentent approximativement la moitié de notre enveloppe budgétaire totale», précise Andrew Wolstenholme. Exemple d’accords d’envergure: le consortium ATC, mené par le Français Alstom et réunissant TSO ainsi que Costain, s’est vu attribuer l’an dernier l’un des plus gros contrats Crossrail (plus de 420 millions de francs), pour fournir des voies et l’équipement électrique de 21 km de tunnel double. «Environ 60% des travaux sont financés par l’argent des contribuables, ce qui me paraît assez équitable en termes de partenariat public-privé. Mais Londres est en train d’apprendre de Crossrail. A l’avenir, il faudrait peut-être solliciter davantage de fonds non étatiques, comme c’est le cas pour des projets asiatiques ou moyen-orientaux», relève Andrew Wolstenholme. Combien d’entreprises suisses se sont jointes à l’aventure? «Pour le moment, il n’y a que Dätwyler, les offres de Vigier Rail et de Kern Tunneltechnik étant en cours d’évaluation. A ce stade, les opportunités restent limitées. Mais par la suite, davantage d’acteurs helvétiques auront la possibilité de prendre part au projet», promet cet ancien membre du régiment de cavalerie de l’armée royale.

Le nouveau réseau devrait être opérationnel, par phases, entre fin 2018 et fin 2019. Les futurs trains Crossrail (une commande initiale de 60 véhicules Bombardier, longs de 200 m et circulant à 160 km/h, a été passée en février dernier) sont appelés à desservir quarante gares, dont une dizaine de nouvelles, et traverser Londres sans devoir prendre la Central Line, aujourd’hui complètement saturée. Le hong­kongais MTR – en lice avec Arriva (filiale de la Deutsche Bahn), le britannique National Express et Keolis –, a remporté le mois dernier le mandat d’exploitation devisé à environ 1,2 milliard de francs.

Crossrail doit être aussi vu comme un formidable plan de relance économique. «Il s’agit en effet d’un projet pivot pour l’économie britannique. Ce n’est pas qu’un projet ferroviaire. C’est aussi un précédent historique, un modèle d’avenir et un héritage susceptible de décomplexer Londres en développant un savoir-faire utile pour de futurs développements d’infrastructures, à condition de respecter les délais de livraison des travaux en cours, et sans dépassement de frais», nuance la cheville ouvrière de Crossrail.

Dès lors, que penser du siècle de délai avant le lancement du chantier du CEVA à Genève, pour un tracé RER de 16 km, ainsi que du vote ce dimanche pour la traversée de la Rade (3,7 km), proposition issue d’un débat vieux de plusieurs décennies? «La Suisse est enviée dans le monde entier en termes d’efficacité et de dominance technique dans le domaine ferroviaire. Ce qui ne l’empêche pas d’être tributaire de difficultés en termes de décisions locales», relève Andrew Wolstenholme.

Et l’expert de conclure: «Nous avons, à Londres, le même type de dilemmes. Mais nous sommes parvenus, dans le cas de Crossrail [le débat aura toutefois duré plus de 40 ans], à les surmonter, tant du point de vue du financement que sur le plan du choix de notre croissance à venir. Le débat, qui fut complexe en raison des conséquences à long terme du projet, a heureusement débouché sur un alignement politique. Je n’ai cependant pas de conseils particuliers à prodiguer. C’est aux Genevois de décider en leur âme et conscience.»

«Environ 200 millions de passagers annuels utiliseront ce nouveau RER, en partie souterrain et aérien»