L'interview de la semaine. Laurent Cohen-Tanugi: «L'économie de la connaissance reste, pour l'Union européenne, le grand défi à relever»
Laurent Cohen-Tanugi, auteur du rapport «Une stratégie européenne pour la mondialisation».
Dans une semaine, la France prendra la présidence de l'Union européenne. Son gouvernement a commandé à Laurent Cohen-Tanugi un rapport sur les atouts et faiblesses de l'UE dans un monde globalisé, notamment en matière d'innovation. Il résume ici son diagnostic.
Le Temps: Le rapport que vous venez de remettre au gouvernement français s'intitule «Une stratégie européenne pour la mondialisation». Parce qu'une telle stratégie, aujourd'hui, n'existe pas?
Laurent Cohen-Tanugi: L'Union européenne doit redéfinir une stratégie économique, sociale, technologique et commerciale capable de répondre aux défis posés par la mondialisation pour l'après 2010, échéance prévue de l'actuelle «Stratégie de Lisbonne» adoptée en 2000. Celle-ci devait - ce qui m'a toujours paru assez irréaliste - permettre à l'Europe de devenir l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Or non seulement l'UE n'a pas rattrapé son retard par rapport aux Etats-Unis, mais elle se retrouve confrontée de plus à de nouveaux acteurs, surtout asiatiques, qui investissent massivement dans cette économie de la connaissance. Laquelle reste le grand défi à relever. L'idée que l'Asie sera l'atelier du monde, le sous-traitant, etc., c'est terminé! Nous sommes dans une compétition globale sur la recherche, l'enseignement supérieur... Pour l'Europe, l'enjeu est donc de rester dans la course au XXIe siècle entre les Etats-Unis et l'Asie. Comment? En accouchant d'un «Lisbonne Plus» qui intègre davantage ces nouvelles réalités globales. Et en se dotant d'une véritable stratégie économique extérieure.
- «Lisbonne Plus», c'est une jolie formule. Mais encore?
- Le «moteur» de la Stratégie de Lisbonne manque de puissance. Il faut recentrer le tir sur l'innovation et doter Lisbonne d'une gouvernance renforcée, avec une appropriation politique plus grande de cette stratégie. Il faut aussi une dimension extérieure sur plusieurs volets: énergie, environnement, immigration, surveillance des investissements dans les secteurs stratégiques. L'Europe communautaire est la seule grande puissance qui ne dispose pas de tels instruments. Pour l'heure, le champ est vierge dans l'UE au-delà de 2010. Il manque une réflexion structurée.
- Le problème, comme le démontre bien votre rapport, est que les 27 pays de l'Union ont des intérêts contradictoires, et des forces inégales pour mener cette bataille...
- Aujourd'hui, chaque Etat membre dispose d'une totale liberté pour atteindre les objectifs de Lisbonne. Cette logique nationale restera incontournable. Mais elle doit s'accompagner d'efforts communautaires redoublés. Nous proposons pour cela, dans le rapport, la création d'un «Conseil Lisbonne Plus» directement rattaché aux chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE. Il serait composé des coordinateurs nationaux de la Stratégie de Lisbonne, dont le profil serait plus homogène. Ils seront à la fois chargés d'élaborer cette vision stratégique, et de veiller à son application. Il faut aussi tirer parti du nouveau Traité européen en cours de ratification. Celui-ci prévoit notamment une présidence stable de l'Union, un haut représentant pour la Politique extérieure et la création d'un service diplomatique de l'Union. L'objectif? Faire converger politique extérieure et stratégie économique.
- Pas mal de petits pays de l'UE, tels les Baltes, tirent paradoxalement mieux leur épingle du jeu mondialisé que les grands. Le fossé entre l'Europe du Nord, dynamique et innovante, et une Europe du Sud, plus lente à se réformer, est aussi patent. N'est-ce pas la preuve des limites d'une stratégie communautaire?
- Le fossé Nord-Sud que vous évoquez existe, surtout quand on regarde les critères de Lisbonne. Il est d'autant plus préoccupant que ses racines ne sont pas qu'économiques. Elles sont aussi culturelles, sociales, enracinées dans le rapport que des pays comme la France, l'Italie ou le Portugal ont à l'Etat et à l'innovation. Ce que vous dites sur la taille des pays est également juste. C'est d'ailleurs logique. Pour entreprendre des réformes, prendre des tournants radicaux, s'adapter, la taille est toujours un handicap. S'ajoute à cela, dans le cas des pays Baltes et des pays scandinaves, une culture d'autonomie, d'ouverture à l'extérieur, d'insertion dans la mondialisation. Cela dit, où mène ce constat? Si la question posée est: quelle influence l'Europe veut-elle avoir sur la mondialisation? Alors, l'atomisation de l'UE devient un obstacle. Aucun Etat de l'Union ne peut avoir une vraie influence. Il n'y a pas d'autre voie que l'Europe dans un monde de plus en plus fait de grands ensembles que j'appelle les «nations-continents»: Etats-Unis, Russie, Inde, Brésil, Chine. Les enjeux cruciaux de sécurité énergétique, par exemple, ne peuvent pas être résolus à l'échelle nationale.
- La fiscalité, dans un monde où les places financières se livrent une bataille acharnée pour attirer les capitaux, est une arme essentielle. Or là, l'hétérogénéité européenne est souvent combattue par les grands pays à fort niveau de taxation...
- Il y a deux fronts en la matière. A l'intérieur de l'Union européenne, une certaine concurrence fiscale peut être tolérée. L'hétérogénéité a des vertus. Elle est aussi un moteur de compétitivité, jusqu'à un certain point. La concurrence fiscale ne doit en effet pas conduire à démanteler l'harmonisation mise en œuvre par ailleurs. Il y a un équilibre à trouver. A l'échelle mondiale, l'arbitrage européen doit viser à empêcher que les capitaux ne fuient hors du continent, tout en prenant en compte l'état des finances publiques et les besoins en ressources financières nécessaires à la modernisation.
- La France défend son idée d'Union pour la Méditerranée, très critiquée. Sur le plan économique, à l'heure de l'émergence de l'Asie et du retour en force de la Russie, cette option a-t-elle du sens?
- Les enjeux en matière de sécurité, d'immigration, d'énergie imposent une politique méditerranéenne bien plus ambitieuse que le processus de Barcelone des années 1990. L'Union pour la Méditerranée s'inscrit par ailleurs dans une logique de grands ensembles. Tout comme les Etats-Unis ont le Mexique et l'Alena, l'UE doit établir un lien beaucoup plus stratégique avec le bassin méditerranéen pour se renforcer elle-même et bâtir un avenir commun avec lui.
- Qui dit mondialisation dit aussi menaces extérieures, risques de confrontations et de tensions. L'Union européenne peut-elle parler compétitivité sans aborder, aussi, le chapitre de sa sécurité et de sa défense d'un point de vue militaire?
- Nous le faisons, et la présidence française en a fait une de ses priorités. Le problème est que les Européens se sont habitués depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à vivre en paix sous protection militaire américaine. Changer ces mentalités est très difficile. La France et le Royaume-Uni sont les seuls à avoir accru leur effort de défense. Or il faut aujourd'hui, effectivement, un minimum de partage du fardeau transatlantique. Plus d'Europe dans la défense me paraît incontournable.