A la tête du leader mondial de la réassurance, Jacques Aigrain (52 ans) dirige Swiss Re depuis le 1er janvier dernier. La réassurance est un métier mal connu. La notion dépasse de loin l'assurance des groupes d'assurances. Son rôle consiste plutôt à rendre le marché de l'assurance plus stable, donc plus attractif, en réduisant l'étendue des fluctuations des bénéfices. C'est l'univers du risque et de sa gestion.

Jacques Aigrain est le fils d'une personnalité également hors pair. Pierre devint secrétaire d'Etat à la recherche du gouvernement de Raymond Barre. C'était aussi un grand physicien des semi-conducteurs, un homme de science hors du commun. JacquesAigrain est un double-national, Suisse et Français. Après des études à la Sorbonne et à Paris-Dauphine, il fait carrière dans la finance, plus précisément dans la banque d'investissement. Son entreprise, JP Morgan, est l'un des leaders de la branche. Il y travaille d'abord à Londres, puis à Paris et New York. En 1998, il devient coresponsable des fusions et acquisitions à New York et responsable de la banque d'affaires pour les secteurs d'économie dite classique. Après la fusion avec Chase, il y ajoutera la clientèle financière. En 2001, il entre au sein de la direction du groupe suisse, dans la division des services financiers. Ce père de deux enfants, alpiniste et habitué des champs de ski valaisans, succède à John Coomber, récemment nommé au conseil d'administration.

Dès son arrivée, Jacques Aigrain a souligné la nécessité d'accélérer le rythme au sein d'un groupe puissant, mais insuffisamment dynamique. Après l'annonce, l'automne dernier, du rachat de General Electric Insurance Solutions (GEIS), pour plus de 7 milliards de dollars, Swiss Re vient d'annoncer la suppression de 2000 emplois dans le monde, dont plusieurs centaines en Suisse. Le CEO du groupe d'assurances, qui compte 3000 employés à Zurich, s'est fait apostropher comme porteur d'incertitudes («Verunsicherer») dans la presse alémanique. Entretien.

Le Temps: Vous aviez déjà vécu une fusion, celle de JP Morgan et Chase Manhattan. Quelles leçons en avez-vous tirées lors du rachat du numéro cinq mondial de votre branche? Jacques Aigrain: Les activités sont différentes. Je ne pense pas que l'on puisse appliquer automatiquement les mêmes leçons. Néanmoins, j'ai gardé en mémoire la nécessité d'acquérir les talents de l'entreprise acquise. En plus, le repreneur ne doit pas systématiquement penser être meilleur. Il est nécessaire de se demander ce que l'on peut mieux faire et de chercher à identifier les sources de succès des concurrents, y compris des plus petits.

- Est-ce que la culture qui résultera sera différente de celle de l'ancienne Swiss Re?

- C'est une opportunité de confirmer la capacité dont a fait preuve Swiss Re, lors d'acquisitions antérieures, d'apporter un sang nouveau.

-Vous avez dit qu'il régnait une certaine «autosatisfaction au siège de Zurich». N'est-ce pas prendre le risque de perdre ces talents?

- Nous nous sommes assurés que les équipes dirigeantes des deux groupes sachent d'ores et déjà où elles en sont. La clarté des décisions, tant positives que négatives, en ce qui concerne les deux premiers niveaux de management, a déjà été établie. Ce qui leur permet d'être partie prenante à la solution et de faciliter le processus assez lourd des décisions concernant le personnel. Il nous tient à cœur d'utiliser de façon optimale le pool de talents des deux sociétés.

- Quelle est la réaction du client à la fusion?

- Excellente, au demeurant, et supérieure à nos attentes. Lorsque nous avons annoncé l'acquisition l'année dernière, nous avons signalé que, d'un point de vue théorique, nous pensions qu'il existait un risque de perte de clientèle de 30% en volume des affaires que nous avons acquises. Pour le moment, tant au sujet des renouvellements des contrats de janvier - quand la transaction était connue mais avant le rachat effectif - que pour les renouvellements de juillet, le niveau d'adhésion des clients de GEIS a été largement supérieur aux prévisions. Mais il faudra encore attendre 2007 pour connaître précisément l'impact sur la clientèle.

- Les investisseurs ont reproché à votre prédécesseur une gestion trop conservatrice de l'entreprise. Depuis votre arrivée, pourquoi l'action n'a pas décollé?

- Lorsque je discute avec les investisseurs, je constate que leur demande est de voir des résultats tangibles de façon durable. Au premier semestre, les résultats sont tangibles, mais il faudra les répéter. Il me semble donc naturel et raisonnable que les investisseurs puissent avoir encore une période d'attente. Il faut reconstruire une crédibilité. Nous avons les éléments pour cela, la qualité des affaires, la solidité du bilan, la diversification géographique, les talents de l'entreprise. Maintenant, if faut le démontrer de façon systématique.

- Vous venez de la finance. Est-ce que vous insufflez l'esprit de la banque d'affaires dans la réassurance?

- Je ne crois pas. La réassurance et la banque d'affaires sont des métiers de gros. Certes les concepts sont similaires, des prises de risques financiers sur de très gros volumes, sur des opérations individuelles de grande dimension. Dans les deux cas, on parle en permanence des risques que l'on peut analyser par des méthodologies similaires. Mais les problématiques sont différentes. Je n'essaie pas de transférer chez Swiss Re une vision de banque d'affaires. Cela ne refléterait pas la puissance, la force et les capacités de Swiss Re. Ce qui me tient à cœur, c'est de construire avec mes collègues une entreprise assez unique qui sache marier la meilleure utilisation des instruments financiers et de ceux du métier de l'assurance.

- Les hedge funds deviennent vos clients dans les dérivés sur risques. Est-ce que la clientèle change?

- J'aime bien cette expression: la clientèle change. Les clients ne sont pas seulement les sociétés d'assurances. En effet, cela s'est épanoui un peu plus. Nous avons davantage de participants qui viennent du métier du hedge fund ou de la gestion d'actifs en général. Il faut les considérer aussi comme des clients. Ils sont de l'autre côté. Ils achètent du risque. Mais nous continuons de n'avoir qu'un métier, le transfert de risque d'assurance.

- Les frontières entre la banque et l'assurance ne deviennent-elles pas plus floues puisque vous vendez toujours plus le risque de catastrophes au marché financier?

- Pour les catastrophes, nous cherchons à en éliminer certains des excès, mais c'est une des valeurs fondamentales de notre métier. Il nous semble aussi que les risques à plus long terme appartiennent aux valeurs ajoutées de Swiss Re, contrairement à beaucoup d'acteurs de plus petite dimension. Nous avons la force en capital et 143 ans d'histoire qui assurent au client que nous serons là dans dix ou vingt ans, lorsqu'un paiement devra se produire.

- L'année 2005 des catastrophes naturelles a été exceptionnelle. Quel est l'impact de pareils événements sur votre approche de ces risques?

- La catastrophe naturelle est un métier rentable, mais il nécessite une grande solidité, car les fluctuations qui peuvent exister requièrent, pour l'entreprise, de ne pas dépendre de refinancements à court terme, ce que SwissRe a pu démontrer. L'un des aspects remarquables de la catastrophe naturelle est que la transparence du risque amène à des ajustements extrêmement rapides. L'ensemble des modèles techniques a été ajusté de façon sévère, en particulier pour les ouragans atlantiques, depuis l'automne dernier. Nous continuons à penser que nous avons une phase potentiellement durable d'augmentation de la température de l'océan qui se traduit par une augmentation de la fréquence, et potentiellement de l'intensité, des ouragans. Cela ne signifie pas que l'ouragan se traduit par des dégâts importants. Il y a un facteur de chance ou de malchance. L'année passée, la malchance dominait.

- Une augmentation que vous dites sévère, est-ce que cela signifie une hausse des tarifs de 100% environ?

- L'augmentation des tarifs est une question impossible à résoudre parce que chaque client a un programme et des risques spécifiques. Un portefeuille centré sur la Floride diffère d'un portefeuille diversifié sur tout le pays. La fréquence des tempêtes dans l'Atlantique a augmenté d'environ 35% dans nos modèles, ainsi que nous l'avons déclaré en février.

- Est-ce que vous renoncez à couvrir certains risques et, si oui, lesquels?

- C'est une approche systématique. Il ne faut jamais tomber amoureux d'un risque particulier, mais systématiquement regarder quelle activité est à son juste prix, ou, de façon idéale, à un prix idéal. Nous avons constaté ces deux dernières années, dans certaines lignes de risques non-vie aux Etats-Unis, une pression sur les prix qui nous semblait déraisonnable. Nous avons réduit de façon notoire le montant de capital que nous mettons au travail dans ces lignes d'affaires. Nous avions noté, il y a quelques années, une anomalie de prix dans la mortalité, aux Etats-Unis. Nous l'avons ajustée considérablement. Aujourd'hui, nous avons un nouveau business, d'un volume inférieur et de qualité très nettement supérieure.

- On parle beaucoup de titrisation des risques. Quel est son potentiel pour vous?

- C'est une solution parmi d'autres qui peut être utilisée. Je ne crois pas que cela soit l'avenir en tant que tel. L'avenir, c'est de créer un profil de risque pour l'entreprise qui ait un meilleur équilibre entre le rendement espéré et le volume de volatilité (ndlr: fluctuations du résultat). Pour atteindre cet objectif, on peut réduire la volatilité grâce à des instruments du marché financier, et protéger le capital de telle façon que le rendement moyen augmente.

- Vous prenez davantage de risques (ce que vous appelez l'exposition au risque) en Europe qu'aux Etats-Unis, et encore bien plus qu'en Asie. Pouvez-vous l'expliquer?

- L'Europe est marginalement un plus grand risque que les Etats-Unis dans les catastrophes naturelles. L'Asie est devenue un segment non négligeable. Idéalement, la taille des trois expositions devrait être égale dans le portefeuille. Mais cela dépend de la dimension relative des pays, de la relative somme à assurer et du niveau des prix.

- L'expansion en Asie sera-t-elle freinée par l'échec de Doha?

- L'expansion en Asie continue à être très bonne cette année. Nous ne voyons pas pour notre part une conséquence significative de l'échec à l'OMC. Mais, comme toute l'industrie financière, nous serions éminemment favorables à une résolution de Doha qui permette une augmentation du commerce des services. L'absence d'accord n'est pas une limitation au business existant.