Gita Wirjawan prépare depuis longtemps la conférence de l’OMC à Bali. A peine a-t-il accueilli son visiteur dans son bureau avec terrasse proche de l’esplanade du Monas (le monument national) à Djakarta que le ministre indonésien du Commerce, 48 ans, pointe de la main des livres et des rapports posés sur une grande table basse. Tous tournent autour d’un seul sujet: l’émergence de l’immense archipel du Sud-Est asiatique comme «l’autre géant» d’Extrême-Orient. Et tous traitent de questions qui promettent d’animer les discussions de Bali: protectionnisme, accès aux marchés, Partenariat transpacifique promu par les Etats-Unis…

Cet ex-banquier, nommé au poste stratégique du Commerce en octobre 2011 par le chef de l’Etat, Susilo Bambang Yudhoyono, est souvent cité comme un candidat potentiel à la succession de ce dernier, ou au poste de vice-président. A huit mois de l’élection présidentielle de juillet 2014, Gita Wirjawan a reçu longuement Le Temps.

Le Temps: Commençons par l’un des sujets qui fâchent. Votre pays, l’Indonésie, est critiqué pour ses mesures protectionnistes. Ces dernières années, votre gouvernement a aussi privilégié les négociations commerciales bilatérales et régionales. Allez-vous tout faire pour obtenir un succès à Bali?

Gita Wirjawan: L’Indonésie veut que l’OMC sorte renforcée de Bali et je ferai tout pour parvenir à un accord. Mais je vous arrête tout de suite: un tel accord ne sera possible qu’à deux conditions. La première est de cesser d’opposer les négociations bilatérales et régionales avec le cadre multilatéral. Le commerce mondial n’est pas un jeu à somme nulle. Nous devons trouver des moyens d’avancer ensemble sur ces trois fronts, car ils sont complémentaires et non concurrents. La seconde condition est que les pays en voie de développement et les pays les moins avancés ne soient pas tenus à l’écart ou discriminés. Les questions qu’ils posent, en particulier sur l’agriculture, ne peuvent pas être ignorées. Des réponses doivent leur être apportées. L’Indonésie est un membre actif du Groupe des 33 [le bloc des pays pauvres et émergents dont font partie l’Inde, la Chine et le Nigeria]. Nous avons fait des propositions. L’OMC ne doit pas diviser, elle doit rassembler.

– Ceux qui craignent un nouvel échec, voire une paralysie, de l’OMC sont-ils trop pessimistes?

– Le multilatéralisme survivra. Nous en avons tous besoin. Mais il ne survivra pas en cédant seulement aux exigences du groupe le plus puissant: celui des pays riches. N’oubliez pas que nous devons tenir compte, dans nos pays, d’une très forte opposition d’une partie de la population, notamment dans le secteur agricole. Nos gouvernements ne peuvent pas ignorer cette mobilisation qui prend la forme, à Djakarta, de protestations régulières ici, devant mon ministère.

– D’où les critiques portées contre votre administration et les accusations envers son protectionnisme…

– Cette critique est infondée. Qui nous accuse de soutenir nos agriculteurs? Ceux qui, en Europe ou aux Etats-Unis, accordent des montagnes de subventions à leurs paysans! L’Indonésie est un pays riche en ressources naturelles. Notre stratégie consiste à miser sur leur exploitation et leur exportation pour faire monter en gamme notre économie. Or de quoi avons-nous besoin pour réussir? De transferts technologiques, de compétences, donc d’échanges. Nous sommes ouverts aux importations de tous les produits et services qui s’intègrent dans cette stratégie. Nous avons réduit les taxes sur de nombreux produits. Nous sommes engagés dans la future communauté économique de l’Asie du Sud-Est (Asean Economic Community) programmée pour 2015. Nous observons avec attention l’évolution du Partenariat transpacifique (TPP) promu par les Etats-Unis. Mais nous n’en sommes pas encore membres, car nous ne voulons justement pas d’un accord limitatif ou trop exclusif. Nous voulons continuer de commercer avec nos autres partenaires.

– A quoi ressemblera cette future zone économique de l’Asean? Verra-t-elle le jour en 2015?

– L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, dont le siège est à Djakarta, ne va pas devenir une union régionale sur le modèle de l’Union européenne. Nous ne prévoyons pas d’union douanière. Mais nous avançons à grands pas vers une zone économique plus intégrée et mieux connectée. Les dix pays de l’Asean ont une réelle volonté d’accroître leur volume d’échanges et d’offrir de meilleures conditions régionales pour les producteurs et les consommateurs. Nous ne pourrons sans doute pas cocher toutes les cases d’ici à deux ans. Mais, en 2015, cette zone économique sera une réalité. L’Indonésie en sera un pilier.

– La conférence de l’OMC se réunit alors que votre monnaie, la roupie, est à la peine. La forte croissance de ces trois dernières années a fait place à une inquiétude généralisée. On se souvient de la crise financière asiatique de 1997-1998. Faut-il redouter un nouveau krach? – Il est facile de tirer le signal d’alarme. Laissez-moi citer quelques chiffres rassurants: à la fin des années 1990, notre ratio dette souveraine/PIB était de 90%; il est actuellement de 23%. A la même époque, nos réserves de change plafonnaient autour de 20 milliards de dollars; elles s’élèvent à plus de 100 milliards. Notre PIB atteint environ 900 milliards de dollars, contre moins de 200 en 1997. Notre taux de chômage a nettement baissé. Le volume annuel des investissements étrangers a atteint des records en 2011 et 2012. Je crois, et les ministres du Commerce attendus à Bali le savent, qu’il faut distinguer le long terme du court terme. L’Indonésie est un marché immense de 250 millions d’habitants, dans une Asie du Sud-Est qui en compte 600 millions, où la classe moyenne explose. Notre besoin en infrastructures est énorme, et mieux nous serons équipés plus nous produirons. Devrons-nous affronter des ajustements compliqués? Oui, bien sûr. Il nous faut donc être prudents. Mais, au final, je reste très optimiste.