Printemps 1974. «J’ai besoin d’une ligne de crédit de 100 millions de dollars pour un achat de brut, en Iran.» L’homme qui se présente dans le bureau de Christian Weyer, alors responsable de Paribas à Genève, a auparavant apporté en dépôt le bonus de 2 millions de dollars reçu en partant de Philipp Brothers, maison new-yorkaise dominant alors le négoce de matières premières. «Je lui ai répondu que, pour accorder une ­lettre de crédit permettant d’aller acheter à la NIOC – le bras pétrolier de l’Iran –, la banque lui réclamerait un quart de pour-cent, ­conditions usuelles», relate Christian Weyer. «Il me remercie, sort de mon bureau, ne faisant comprendre qu’il n’acceptait pas de telles exigences», se souvient celui qui fut durant des années le personnage clé du financement du commerce de produits de base. S’ensuivra une négociation à couteaux tirés, aboutissant finalement sur des taux dégressifs. «Chipoter ainsi alors qu’il avait besoin de ce prêt pour lancer son affaire? J’ai admiré l’audace de ce gars-là», poursuit Christian Weyer.

La poignée de main, en plein choc pétrolier, marquera une étape clé de l’histoire du financement du négoce de matières premières à Genève. «On avait le ­sentiment d’avoir en face de nous une personnalité exceptionnelle; pour la banque, cela a été le début d’une grande épopée», se souvient l’ancien responsable local de BNP Paribas. Avant de qualifier «d’homme très droit, honnête, extrêmement travailleur», celui qui, au fil des années, est devenu le symbole, aux yeux du grand public et des ONG, du négociant sans foi ni loi, montant ses opérations spéculatives à coups de versements occultes.

Marc Rich est mort mercredi, à 78 ans, d’une attaque cérébrale, dans un hôpital de Lucerne. Il doit être enterré aujourd’hui à Tel-Aviv. «Fin février encore, à Saint-Moritz, il allait bien et skiait», relate Daniel Ammann, journaliste zurichois auteur du King of Oil, biographie autorisée parue il y a trois ans. Il «avait tellement entendu» ces critiques le présentant comme un flibustier, qu’il s’en disait «immunisé», poursuit ce dernier, parlant d’un homme «timide». «Je pense que cela le touchait bien davantage», poursuit celui qui le fit sortir de quinze ans de silence.

Marc Rich n’aura jamais remis les pieds aux Etats-Unis, sa terre d’accueil, où il est arrivé en 1941 à l’âge de 8 ans. Assigné à la ­prison dorée constituée de ses ­propriétés de Zoug, Marbella, Saint-Moritz. Célèbre pour avoir négocié du pétrole avec l’Iran durant la crise des otages américains de 1979, pour avoir fait du commerce avec l’Afrique du Sud du temps de l’Apartheid – ou avec Cuba et la Libye sous embargo –, le «traître» a fui l’Amérique pour la Suisse en 1983. Quelques heures avant d’être inculpé par le procureur Rudolph Giuliani pour «commerce avec l’ennemi» et une fraude fiscale ­atteignant 48 millions de dollars. Berne ne donna jamais suite à la demande d’entraide judiciaire des Etats-Unis et Marc Rich ne fut jamais jugé. Son groupe paiera près de 200 millions de dollars d’amende au total. Les charges à son encontre furent éteintes à la suite du pardon concédé par Bill Clinton en 2001, quelques heures avant que ce dernier ne quitte la Maison-Blanche. Pardon qui suscita une volée de critiques aux Etats-Unis. Et conforta sa réputation de flibustier aux yeux du public. «Rich a toujours engagé les meilleurs; pourtant, il lui a manqué une chose: un avocat maison, à même de le défendre efficacement lors de la crise avec les Etats-Unis», remarque l’ancien responsable de Paribas à Genève. Une faiblesse juridique qui l’empêcha de sceller un accord financier avec Washington. Et qui le poursuivit lors du divorce amer d’avec sa seconde épouse.

L’homme, dont son biographe Suisse alémanique se remémore, lors d’une première rencontre, «une voix si basse que je n’arrivais parfois pas à la comprendre», est né en décembre 1934 à Anvers. L’enfance du fils de David Rich et Paula Rich-Wang fait écho à l’épopée de nombreux juifs européens ayant réussi à fuir l’Holocauste. Christian Weyer y voit l’origine d’une «formidable capacité à se battre». Son père installe une bijouterie à Kansas City, au milieu de nulle part, puis, ayant déménagé dans le Queen new-yorkais des années 1950, monte une société de fabrication de sacs de jute – avant de lancer une compagnie de négoce agricole. «Marc Rich passa la plus grande partie de son enfance à aider son père dans ses nombreuses sociétés», relate le site officiel de la Fondation Marc Rich.

Après la New York University, Marc Rich rejoint Philipp Brothers (Phibro). Au service courrier. Gravissant les échelons, il devient en 1964 responsable du bureau de Madrid et semble appelé à devenir un jour le patron du groupe. Avant de décider, en avril 1974, de monter sa propre affaire avec ­Pincus Green – autre ancien du service courrier. Il l’installe en Suisse, à Zoug, où était déjà Phibro. «A l’époque, nous avions interdiction absolue de faire des affaires avec lui, et encore moins de prononcer son nom», se souvient Jean-Claude Gandur, entré chez Phibro à peu près au même moment. «Rich était l’enfant maudit, celui qui avait trahi le père, Ludwig Jesselson, le grand patron», se souvient le fondateur du groupe pétrolier genevois Addax Petroleum, revendu il y a quatre ans au chinois Sinopec. Le protégé du boss avait demandé un bonus de 10 millions de dollars, menaçant de partir s’il ne l’obtenait pas. Jesselson n’avait pas cédé, croyant à du bluff, ne lâchant que quelques millions. «Rich les a touchés… et est parti», se remémore Jean-Claude Gandur.

De cette époque naît sa légende au sein du monde des traders. ­Rapidement amplifiée par toute une série de coups. Celui du pétrole iranien revendu à Israël, bien sûr. Mais d’autres, moins connus, comme le «squeeze» sur la production d’étain de Birmanie. «Se dissocier de tels agissements sur le plan éthique est une chose; reste que, dans ce métier, nous sommes tous les enfants de Rich, qu’on le veuille ou non», remarque Jean-Claude Gandur. «Doté d’un courage aveugle lorsqu’une affaire se présentait, il a inventé le négoce moderne basé sur la réaction ultra-rapide aux nouvelles», décrit ce natif d’Alexandrie, adoubé par l’establishment genevois depuis son engagement en faveur du ­Musée d’art et d’histoire. Au début des années 1970, les neuf dixièmes du pétrole mondial s’échangent sur la base secrète de contrats de livraison pluriannuels. Marc Rich – qui a réussi à «briser quasiment seul le cartel des grands groupes [pétroliers] dominant le marché, du puits jusqu’à la pompe à essence», écrit l’auteur du King of Oil – en fait un produit de traders. D’offre, de demande. Mais aussi de coups. Ce qui lui ­vaudra, des années plus tard, d’être auditionné sur le scandale «Pétrole contre nourriture». Surnommé «El Matador», il est surtout l’inventeur du «négoce de combat», ne reculant devant rien pour obtenir des cargaisons dans les pays producteurs. «A l’époque, dans le négoce, il n’y avait guère de limites; aujourd’hui, les choses se sont moralisées et c’est tant mieux», admet Jean-Claude Gandur, qui parle «du pont de trop» franchi par Rich. Mais «il est trop facile aujourd’hui de juger et de réécrire l’histoire du début des années 1980», poursuit ce dernier.

De Marc Rich, il reste un nom marquant l’histoire du pétrole, à l’instar de Calouste Gulbenkian, le «Monsieur 5%» durant l’entre-deux-guerres. Et un réseau de négociants parmi les plus influents du monde, ayant appris le métier aux côtés de l’homme aux cigares Cohiba. Comme Claude Dauphin, le patron de Trafigura, géant du négoce installé à Genève. Ne s’exprimant jamais, ce dernier s’est pourtant fendu mercredi de quelques mots pour dire, par l’intermédiaire d’une porte-parole, «sa fierté d’avoir travaillé avec Marc». Ajoutant que «ce pionnier» aura «apporté la concurrence au sein du négoce de matières premières». Ivan Glasenberg figure au sommet de la liste des «Rich Boys». Lorsqu’en 1993, après une lourde perte sur le zinc, Marc Rich est évincé de son propre groupe, Ivan Glasenberg fait partie des cadres qui reprennent un groupe réalisant 30 milliards de dollars de chiffre d’affaires et employant 1200 collaborateurs.

Leur maître n’arrivera jamais à se refaire. Il lance une nouvelle structure – 300 personnes traitant du pétrole et des métaux entre Londres et Zoug –, qui ne décollera pas vraiment. «Les marchés avaient trop changé, il n’avait plus la maîtrise d’un métier dont il avait pourtant été le pionnier, vingt ans plus tôt», relate Jean-Claude Gandur.

«Dans la maison Phibro, il était interdit de prononcer son nom. Il était l’enfant maudit, celui qui avait trahi le père