Quand la maternité enchaîne les femmes
Parité
L’Europe de la Renaissance a exécuté des milliers de «sorcières», des femmes dont le seul tort était d’être indépendantes. Désormais libres de gagner leur vie, celles-ci en sont souvent empêchées par le fait que la charge des enfants repose sur elles

Tout au long de l’histoire, chaque progrès dans l’émancipation des femmes a suscité une contre-offensive, écrit la journaliste Susan Faludi. «Lorsque les femmes ont l’audace de prétendre à l’indépendance, une machine de guerre se met en place pour les y faire renoncer par le chantage, l’intimidation ou la menace.» L’Europe du XVe siècle a ainsi persécuté et démantelé les béguines, ces femmes, ni épouses ni nonnes, qui habitaient des petites maisons individuelles regroupées autour de jardins potagers. Libres de leurs mouvements, elles connaissaient une prospérité physique et intellectuelle aux antipodes du flétrissement auquel furent condamnées par la suite les femmes cloîtrées dans les couvents.
Quant aux chasses aux sorcières, elles seraient nées d’une peur devant la place grandissante que les femmes occupaient dans l’économie européenne. Au Moyen Age, elles avaient en effet accès à de nombreux métiers (forgeronnes, boulangères, chandelières, chapelières, brasseuses, cardeuses de laine, etc.). A la Renaissance, «la chasse aux sorcières a permis de multiplier les obstacles devant celles qui voulaient travailler comme les hommes, en leur interdisant l’accès à l’instruction ou en les expulsant des corporations», écrit Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, un livre éclairant paru aux éditions Zones. Elle ajoute que ce Diable dont le spectre s’est mis à grandir aux yeux des hommes de pouvoir dès le XIVe siècle derrière chaque femme un peu audacieuse, instruite et forte n’est autre que l’autonomie. «L’histoire de la sorcellerie, c’est l’histoire de l’autonomie. La sorcière est le seul archétype féminin qui détient un pouvoir par elle-même. Elle ne se laisse pas définir par quelqu’un d’autre. Epouse, sœur, mère: ces archétypes sont fondés sur les relations avec les autres. La sorcière est une femme qui tient debout toute seule.»
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L’enseignante Silvia Federici observe, de son côté, que les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main-d’œuvre.
La connaissance, un fléau pour la femme
Au XIXe siècle, le Code civil et la médecine ont remplacé les bûchers. «L’incapacité sociale de la femme mariée sera consacrée en France par le Code civil de 1804, poursuit Mona Chollet. Les chasses auront rempli leur office: plus besoin de brûler de prétendues sorcières dès lors que la loi permet de brider l’autonomie de toutes les femmes.» Quant à la théorie de la conservation d’énergie, développée par les médecins romantiques, elle affirmait que les femmes enceintes devaient rester allongées et éviter toute activité intellectuelle. «Les médecins ont rapidement conclu que l’éducation supérieure pouvait être dangereuse pour la santé des femmes. Une croissance intellectuelle trop soutenue atrophierait l’utérus.»
L’indépendance féminine est certes admise, mais la sanction revient à travers les stéréotypes, telle l’image de la «femme à chats», de la vieille fille frustrée et ridicule
Rien de neuf sous le soleil. Il s’agit en effet toujours de la même histoire, racontée différemment. Eve n’a-t-elle pas provoqué sa perte et celle d’Adam en voulant développer son intelligence? «La femme vit que l’arbre était […] précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea», lit-on dans la Genèse. S’ensuivit le bannissement éternel du Paradis. Quant à Minerve, déesse de la sagesse et de l’intelligence, elle est condamnée au célibat.
La maternité esclave
Qu’en est-il aujourd’hui? «L’indépendance féminine est certes admise, mais la sanction revient à travers les stéréotypes, telle l’image de la «femme à chats», de la vieille fille frustrée et ridicule, note Mona Chollet. On a beaucoup de mal avec celle qui refuse le mariage et les enfants, soit celle qui n’est au service de personne.» Cet idéal de la femme au foyer enchaîne les femmes à leur rôle reproductif et délégitime leur participation au monde du travail. Car si rien ne leur interdit en théorie d’avoir des enfants et de se réaliser professionnellement, beaucoup d’énergie, un bon sens de l’organisation et une grande capacité de résistance à la fatigue sont nécessaires. «Même dans les couples les plus progressistes, la charge du foyer tombe sur les mères tel un gigantesque éboulis.»
Empêtrées dans l’intendance, les courses à faire, les repas à distribuer, les devoirs à superviser, elles sont nombreuses à renoncer à faire pleinement usage de l’éducation qu’elles ont reçue pour se consacrer à celle de leurs enfants. «Je ne serais jamais là où j’en suis aujourd’hui sur le plan littéraire si j’étais hétérosexuelle, déclarait en 1997 la romancière Jeanette Winterson. Parce que je ne peux pas songer à un seul modèle littéraire féminin qui ait accompli le travail qu’elle désirait en ayant des enfants. Où est-elle?» Elle ajoute qu’elle a toujours instinctivement évité les hommes afin de protéger sa vocation. La romancière Natacha Appanah soutient la même idée. «Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Simone de Beauvoir: pas d’enfants. Toni Morrison: deux enfants, a publié son premier roman à 39 ans. Penelope Fitzgerald, trois enfants, a publié son premier roman à 60 ans. Saul Bellow: plusieurs enfants, plusieurs romans. John Updike: plusieurs enfants, plusieurs romans.»
Une grève des ventres
Radicales, certaines appellent à une grève des ventres. «Vous voulez l’égalité? Commencez par cesser de faire des enfants», clame Corinne Maier, auteure de No Kid. Quant aux Chimères, elles écrivaient il y a déjà 40 ans que «la seule attitude cohérente quand on a réellement pris conscience de ce que notre société a fait de la maternité est de la refuser.» Dans certains pays, une baisse de la natalité a déjà été observée. Celle-ci continuera de baisser, estime l’écrivaine Laura Kipnis, aussi longtemps qu’il n’y aura pas un meilleur arrangement pour les femmes. «Pas seulement une plus grande implication des pères, mais beaucoup plus de ressources publiques investies dans la garde des enfants, avec des équipes de professionnels bien payés, pas des femmes sous-payées, à la maison avec leurs propres enfants.»
Quant aux femmes, si peu sûres de leurs capacités et de la pertinence de ce qu’elles ont à apporter au monde du travail, le chemin de l’autonomie passe par un apprentissage. «Il serait temps qu’elles apprennent à se défendre face à la culpabilisation et à l’intimidation, qu’elles prennent au sérieux leurs aspirations et qu’elles les préservent avec une inflexibilité totale face aux figures d’autorité masculines qui tentent de détourner leur énergie à leur profit», tranche Mona Chollet. Et de conclure: «Choisissez-vous toujours vous-même.»
Notre cycle d'articles consacrés à l'égalité entre les femmes et les hommes