Il suffit de tourner les yeux vers la fenêtre pour être avalé par la vue sur Zurich. Installé au 19e étage de la tour estampillé d’un grand M orange, le patron de Migros, Herbert Bolliger, analyse avec Le Temps les résultats annuels 2014 du groupe aux dix coopératives, publiés mardi (voir encadré). Et partage ses observations sur le franc fort, le tourisme d’achat. Et sur celui que l’on appelle ici au 152 Limmatstrasse «le concurrent principal»: Coop.

 

 

Le Temps: Parlons du franc fort: que s’est-il passé chez Migros le 15 janvier dernier?

Herbert Bolliger: C’était un choc. Et puis nous nous sommes immédiatement demandé ce que nous avions fait juste en 2011. Nous savions directement quels étaient les assortiments dont il fallait baisser les prix. Et nous avons aussi appris de nos erreurs…

– Lesquelles?

– En 2011, tout le monde était dans le flou. Nous nous disions que le franc se renforçait à des niveaux qui ne représentaient pas sa valeur et qu’il allait finir par s’affaiblir à son niveau «réel», que nous estimions à 1,30 franc pour 1 euro. En Suisse, tout le monde parlait mais personne ne prenait de décisions. Nous avons finalement interpellé les marques début 2011, mais elles nous répondaient qu’il n’y avait pas lieu d’avoir une discussion.

– En 2011, les marques étaient des «profiteurs», des «voleurs»… Les relations ont-elles changé?

– Les marques ont aussi appris de 2011. A l’époque, elles disaient: «Ce n’est pas un sujet, cela ne sert à rien d’en parler.» En 2015, le discours a changé.

– Vous possédez Tegut, une chaîne de 280 magasins basés en Allemagne. Pourquoi ne pas utiliser cette société pour acheter des produits en Allemagne, en euros, et les revendre à vos filiales pour les écouler en Suisse à des prix cassés?

[Il rigole]. C’est une très bonne idée, mais ça ne fonctionne pas. Les marques comme Beiersdorf, basé à Hambourg, refusent. Si un jour ils constatent que le magasin Tegut achète bien davantage que d’habitude, ils vont dire stop. Alors oui, vous pouvez importer une palette ou l’autre de crème Nivea depuis l’Allemagne, mais nous avons besoin de bien plus qu’une ou deux palettes de produits.

– Avez-vous tenté de faire des ­importations parallèles?

– Oui, Migros a tenté de contourner des importateurs. Par exemple avec les déodorants Axe (Unilever), mais nous n’avons jamais pu le faire en quantités suffisantes. Les marques veillent. Par exemple, L’Oréal, qui boucle certains canaux de distribution. Denner a essayé d’importer du Coca-Cola de République tchèque, mais il fallait changer toutes les étiquettes, c’était très compliqué.

– Quel impact a le tourisme d’achat sur la marche de vos affaires?

– Comme déjà dit, les départs dans les régions frontalières ne seront pas remplacés. Mais c’est simplement parce qu’il y a un peu moins de travail. C’est normal. Sur les ventes… disons que lorsque l’une de nos filiales du milieu du pays réalise 2% de progression, une même filiale proche d’une zone frontalière fera 0%. Je craignais que ça soit une différence de 5%, ce n’est finalement que 2%.

– En 2014, les ventes comme le bénéfice de Migros ont dépassé leurs niveaux de 2010 après un ralentissement de trois ans. Est-ce que la crise du franc fort, version 2011, est derrière vous?

– Le renforcement du franc de 2011 a longtemps pénalisé la marche de nos affaires. L’euro est non seulement descendu de 1,60 à 1,20, puis encore presque à la parité avant l’intervention de la BNS. A l’époque, en 2011, nous avons trop tardé à réagir, nous croyions que le franc allait s’affaiblir. Du coup, notre EBIT a fondu de 200 millions de francs. Mais à partir de 2012, nous nous sommes repris.

– Le franc fort n’a donc eu aucun impact sur 2014?

– Du point de vue de la confiance des consommateurs, on peut dire que 2014 a été une très bonne année. Mais tout n’a pas été facile. Il ne faut pas oublier que le tourisme d’achat est resté très élevé. En outre, les hard-discounters se sont encore étendus et ont durci la concurrence.

– On constate que Migros a ouvert quatre nouvelles grandes filiales (pour un total de 47) et quatre petites (310). En revanche, les intermédiaires stagnent (212). Est-ce que la manière de fonctionner des consommateurs évolue?

– Les très grandes filiales (MMM) fonctionnent bien mais je pense que l’on ne pourra bientôt plus en construire de nouvelles. La Suisse est un petit pays et la plupart des opportunités ont été exploitées. Notre centre de Lucerne [le «Mall of Switzerland», qui devrait ouvrir en 2017] sera certainement l’un des derniers centres commerciaux géants pour Migros. Notre expansion se fait maintenant via les petites filiales, par exemple les magasins liés à des stations-service. Nous voulons être là où il y a du passage, dans les gares par exemple. Il y a 25 ans, dans une gare suisse, il y avait un kiosque et peut-être un stand à saucisses. Mais aujourd’hui, quand vous allez à la gare de Genève, de Berne ou de Zurich, vous vous retrouverez littéralement dans des centres commerciaux.

– Est-ce que vous disposez d’une stratégie pour fermer des établissements intermédiaires?

– Non. Nous fermons très rarement des filiales. En règle générale, les établissements ne changent pas de place mais font évoluer leurs assortiments ou augmentent leurs surfaces de vente. Ils changent ainsi de gamme sans changer de situation géographique.

– Migros a fait progresser ses ventes de produits bio de 14,8% en 2014. Mais Coop possède encore 50% des parts de marché en Suisse. Migros n’arrive pas à dépasser les 25%. Quelle est votre stratégie pour rattraper Coop?

– Notre stratégie est simplement différente. Nous offrons des alternatives, par exemple à travers d’autres labels soutenant la biodiversité, comme TerraSuisse, «De la région» ou notre propre label, Migros Bio, qui a les mêmes exigences que Bio Suisse. Vous savez, le bio, c’est sympa, certes, mais ça ne va pas résoudre le problème de la faim dans le monde. Produire bio, ce n’est pas efficace. Et ces produits sont trop chers pour beaucoup de clients.

– Concurrencer Coop sur ce tableau ne vous intéresse donc pas…

– Non, nous nous concentrons sur d’autres labels qui, au total, nous ont rapporté plus de 2 milliards de chiffre d’affaires. Auxquels il faut encore ajouter 800 millions via les produits estampillés «De la région». C’est cela, notre stratégie. Notre concurrent principal réalise combien, avec ses produits régionaux? 100 millions? Nous faisons huit fois plus. La voilà, la différence

– En 2013, Migros Zurich s’offrait Tegut, en Allemagne. En 2014, le groupe Migros rachète SweetWorks aux Etats-Unis. Est-ce que l’expansion à l’étranger est une nouvelle priorité?

– Regardez nos investissements, vous aurez la réponse. En 2014, nous avons investi 1,6 milliard de francs au total. 92,5% de cette somme est allée directement en Suisse. 7,5% (122 millions de francs) à l’étranger.

– 122 millions, c’est donc à peu près le prix payé pour SweetWorks?

– Nous ne donnons pas les montant d’achat des entreprises dont nous faisons l’acquisition. Ces investissements concernent des positions comme la rénovation de l’hypermarché Migros Etrembières en France voisine.

– Hotelplan a déjà dit son intérêt à reprendre les activités suisses de Kuoni. Mais ce sera à vous, en tant que propriétaire d’Hotelplan, de prendre la décision finale. Qu’en pensez-vous?

– Nous sommes très intéressés. Si le prix est juste, Migros est prêt à acheter. Je ne sais pas si Kuoni est aussi prêt que nous. Mais Migros n’est pas seul sur les rangs. Et les propriétaires de Kuoni doivent choisir s’ils préfèrent vendre à un fonds d’investissement ou à une société aussi sérieuse que Migros.

– Mais l’éventuel fonds d’investissement qui achète les activités suisses de Kuoni n’a pas déjà, comme Hotelplan, des agences de voyages aux quatre coins du pays! Sans compter que tout se fait aujourd’hui par Internet…

– On dit que les gens n’ont plus besoin d’agences de voyages, mais c’est faux. Le billet d’avion et la nuit d’hôtel, certes, les clients l’achètent sur Internet. Mais en revanche pour les voyages, les agences restent primordiales. Nous avons encore ouvert deux agences l’année dernière sans en fermer une seule. Pour le reste, je ne crains pas les doublons parce que la marque Kuoni, forte, resterait la même. Ce serait complémentaire: on pourrait imaginer mettre des prospectus Kuoni dans les agences Hotelplan…