Jamais on a autant parlé des chaînes d'approvisionnement de denrées agricoles que durant le confinement, qui les a mises à rude épreuve. D'où vient le blé, le riz, le maïs? Qui les achemine? Quel a été l'impact du Covid-19 sur leur circulation? Plongée, toute cette semaine, dans un monde discret.

Episodes précédents: 

Avant la Révolution française, moins de 1% du blé consommé dans l’espace méditerranéen avait transité par la mer, selon l’historien Fernand Braudel. Pas plus de trois boisseaux de céréales en Europe venaient d’un autre pays. Les transports étaient lents, chers, imprévisibles, une situation qui a peu évolué avant le siècle dernier. On mangeait local et, s’il n’y avait pas de blé, on prenait autre chose. On se privait davantage.

Ces dernières années, à peine plus de la moitié des céréales consommées en Suisse ont été cultivées en Suisse, selon Agristat, le service statistique de l’Union suisse des paysans (53% en 2018). Ce taux englobe toutes les céréales, transformées ou non, du pain aux pâtes en passant par les farines et les biscuits. 

C'est le riz qu'on importe proportionnellement le plus. En 2019, la Suisse en a fait venir 121 154 tonnes, surtout du Brésil, d'Italie, de Thaïlande et d'Inde. Elle en a exporté (ou plutôt ré-exporté, car la production nationale est symbolique) 4194 tonnes. Il arrive par la route, par train, par bateau, sur le Rhin.

L’Italie en est le premier producteur européen, en 32e position des nations, loin derrière la Chine et les pays asiatiques, selon l’ONU. En 1961, l’année des premières données en la matière, notre voisin du sud pointait au 21e rang et le monde avait produit 215 millions de tonnes de riz non décortiqué, un chiffre qui dépasse désormais les 780 millions, presque quatre fois plus. Les surfaces cultivées se sont étoffées mais moins vite, signe que les cultures sont plus intenses. La croissance devrait se poursuivre avec la hausse démographique et l’essor des classes moyennes. Pour le blé et le maïs, l’explosion est tout aussi spectaculaire.

Par an, la Suisse produit en moyenne 425 000 tonnes de céréales de toutes sortes, selon Agristat, et elle n’en importe pas plus de 70 000 (sauf si un été pourri dévaste les récoltes, comme en 2014), la limite fixée par Berne.

Ces données sont publiques et régulièrement mises à jour. Les marchands de céréales agissent par contre dans l’ombre, depuis longtemps. «Il est difficile de comprendre comment les sociétés céréalières internationales ont pu passer à travers l’histoire aussi discrètement qu’elles l’ont fait. Les céréales sont les seules ressources au monde encore plus centrales que le pétrole», lit-on dans Les Géants du grain. Publié en 1979 et écrit par Dan Morgan, un enquêteur du Washington Post, l’ouvrage demeure la référence aujourd’hui. Son auteur fait allusion à André, Cargill, Continental, Louis Dreyfus et Bunge, les poids lourds du négoce de ressources agricoles d’alors, des maisons privées souvent centenaires, parfois désignées par le sigle ABCD. Pour les cerner, le journaliste a sillonné les Etats-Unis et voyagé en Suisse romande.

Des géants et des lilliputiens

En 1979, Cargill possède un gros bureau à Genève, André est une multinationale aux ventes similaires à celles de Nestlé. Le groupe est établi dans une tour triangulaire qui offre une vue splendide sur le lac depuis Lausanne. Il a fait faillite en 2001.

Quarante ans après l’enquête de Dan Morgan paraît un autre livre, signé Jonathan Kingsman, un suivi. L’auteur, un Anglais de Pully (VD), indique que le sigle a été mis à jour. La branche parle désormais d’ABCD + ou de CABDCWG. Pour Cargill (qui a racheté Continental en 1998), ADM, Bunge, Louis Dreyfus, Cofco International, Wilmar et Glencore Agri. Presque tous installés sur l’Arc lémanique, ils échangent la majorité des céréales du monde. Dans un café à Pully, Jonathan Kingsman me dit qu’à ses yeux ces entreprises sont désormais moins opaques. En 2019, Cargill pesait 115 milliards de dollars et recensait 166 000 employés.

Il y a aussi des lilliputiens, comme la courtière Sabrina Ruchet-Rohner, patronne et unique employée d’OWG Tapex à Cossonay (VD), qui n’a pas attendu la pandémie pour faire du télétravail. En 2018, elle a généré depuis son canapé la vente en Europe de 25 000 tonnes de riz. L’équivalent de près d’un quart des importations helvétiques cette année-là. Elle me dit avoir collaboré avec Migros dans le passé et me confirme que le groupe orange préfère traiter directement avec les fournisseurs.

Les marchands de riz ont eu des frayeurs cette année. La Russie, le Vietnam, le Cambodge ont restreint leurs exportations tandis qu’en Inde elles ont été freinées par la fermeture de ports ou faute de main-d’œuvre. En Italie, deuxième fournisseur de riz en Suisse, des saisonniers et des camionneurs ont manqué à l’appel, par peur de tomber malades. Des agriculteurs italiens, demandant des prix plus élevés, ont refusé d’écouler leurs cargaisons tandis que d’autres se sont retrouvés avec des surplus car les restaurants étaient fermés. Cette situation, de nombreux autres producteurs l’ont connue, toutes céréales confondues.

De mars à mai, les mois du confinement, les importations en Suisse de riz, de blé, d’avoine et de maïs ont pourtant augmenté et les prix ont baissé par rapport à la même période de l’an dernier, selon les douanes. Dans le monde, scénario similaire: contrairement à la crise de 2008, qui s’était accompagnée d’une flambée des prix des matières premières et de famines, la pandémie n’a pas arrêté l’incroyable essor des céréales.