De Morges à Bevaix, le pari gagnant des casseurs de prix allemands
#LeTempsAVélo (7)
Là où les Français Casino et Carrefour ont échoué, eux ont réussi. En une quinzaine d’années, les hard discounters allemands se sont faits leur place en Suisse et marquent désormais le paysage de leur empreinte
Durant six semaines, plusieurs équipes de journalistes du Temps et d’Heidi.news se relaient pour parcourir la Suisse à vélo et raconter ses transformations. Suivez leur odyssée grâce à notre carte interactive et retrouvez leurs articles écrits au fil du chemin.
Au sortir de la gare de Morges, le passant ne devine qu’une grande surface vide à travers des vitres à peine teintées. Pour le moment. Car l’enseigne carrée bleue emplie d’un rond jaune estampillée Lidl, annonce la couleur: bientôt, une nouvelle succursale accueillera la horde croissante des aficionados des hard discounters allemands.
Ce sera la 158e, la 159e, voire la 160e. Joint par téléphone, Matthias Kaufmann, porte-parole du «casseur de prix» allemand a perdu le fil des chantiers qui poussent comme des champignons. «Nous en ouvrons 10 à 12 chaque année», précise-t-il, non sans fierté. A ce jour, le pays en compte 153. Avant l’ouverture de Morges, il y aura en tout cas, assure-t-il, Saint-Maurice, Coire ou encore l’Engadine.
En attendant l’arrivée de son compatriote, Aldi prend ses aises, confortablement installé depuis une bonne dizaine d’années à la sortie ouest de la ville lémanique. C’est lui qui a ouvert la «voie helvétique», inaugurant en 2005 un centre de distribution et quatre magasins en Suisse orientale (il en comptait 220 en avril dernier). Lidl le suivra quatre ans plus tard. Le détaillant n’a pas été refroidi par la capitulation de Carrefour qui a déserté le marché suisse en 2007, six ans avant que Casino, autre chaîne tricolore, ne jette aussi l’éponge.
Contrairement à Carrefour ou Casino, Aldi et Lidl ont tout de suite compris qu’ils devaient se positionner par rapport à Coop et Migros.
L’Helvétie, forteresse indéboulonnable aux mains du quasi duopole que forment depuis des lustres Coop et Migros? Aldi et Lidl en doutent et l’histoire est en train de leur donner raison. Lentement mais très sûrement, le tandem s’est imposé dans le paysage suisse grâce à une stratégie très proche, diablement efficace.
La qualité à un prix abordable, l’optimisation des coûts et des processus, les économies d’échelle. Tels en sont les principaux ingrédients marketing que l’un et l’autre répètent inlassablement. Pas la présentation en revanche que Philippe, un retraité rencontré sur le parking du supermarché à Morges juge tout simplement «désastreuse». Cela ne l’a pas empêché d’acheter du jus de fruit et du vin, même si son «bon petit rosé californien» était aux abonnés absents.
De Philippe à Anabella et les «kiwis dorés» qu’elle achète chaque semaine, peut-on établir le portrait-robot des adeptes des casseurs de prix? Cette interrogation m’a poussée tout au long de mon périple à vélo à les épier et les aborder de Morges à Bevaix (NE).
Il y a une dizaine d’années, on les imaginait aisément issus de classes plutôt défavorisées, dotés en tout cas d’un pouvoir d’achat faible. Mais aujourd’hui, les résumer à cette seule caractéristique est devenu réducteur. Car les deux distributeurs ne cessent de gagner en popularité. Aussi sûrement qu’ils envahissent les centres-villes après avoir conquis la périphérie des agglomérations.
Le principal point commun de cette masse en expansion est peut-être de «savoir compter»: «Regardez mon caddie, témoigne Vincent, un longiligne quadragénaire croisé chez Lidl, à Yverdon. J’en ai eu pour 150 francs. Chez Migros, j’aurais sans doute payé 100 francs de plus».
«Contrairement à Carrefour ou Casino, Aldi et Lidl ont tout de suite compris qu’ils devaient se positionner par rapport à Coop et Migros, analyse Barbara Pfenninger, responsable du domaine alimentation auprès de la Fédération romande des consommateurs. Leur assortiment est restreint et très lisible. Le consommateur a l’impression de payer pour le produit et pas pour du marketing excessif ou un arrangement sophistiqué.» Dans chaque succursale visitée, les marchandises présentées dans leur carton d’origine ou déposées en vrac dans des grandes caisses de métal étayent son propos.
D’ailleurs, les deux distributeurs sont intarissables quand il s’agit de relever leur efficacité redoutable, vantant le rapport qualité-prix, leurs produits bios ou leurs salaires. Interrogés sur leurs résultats financiers, ils deviennent plus taiseux. Pour s’en faire une idée, il faut s’en remettre à l’institut GFK qui estimait qu’Aldi générait en 2019 un chiffre d’affaires d’environ 2,3 milliards de francs en Suisse contre 1,2 milliard pour Lidl. Loin derrière les 18 et 22 milliards qu’annonçaient respectivement Coop et Migros la même année.
Cet indicateur ne renseigne en revanche pas sur les charges des détaillants. Présents dans une vingtaine de pays, les groupes allemands peuvent négocier avec leurs fournisseurs des prix défiant toute concurrence. Etre une multinationale a aussi ses inconvénients: les deux enseignes ont été épinglées cette semaine par une ONG allemande qui les accuse de contribuer au travail forcé de la minorité ouïgour en Chine.
Pour les produits non transformés, tous deux ont à l’inverse très vite joué la carte de la proximité. Peu importe le magasin choisi, votre œil tombera plus souvent qu’à son tour sur des drapeaux rouges à croix blanche. «La moitié de notre chiffre d’affaires en Suisse provient de produits du pays», affirme Mathias Kaufmann. À nouveau, tels deux frères siamois, les distributeurs se confondent, Aldi faisant état du même ratio.
Aux agriculteurs suisses, l’arrivée de ces jumeaux semble avoir offert une bouffée d’oxygène plutôt bienvenue. Ce qui n’empêche pas l’Union suisse des paysans (USP) de veiller au grain. Parce qu’Aldi et Lidl ont initié un mouvement général de baisse des prix en Suisse. Et l’USP craint qu’au final, ce soit ses membres qui paient l’addition, plutôt que les intermédiaires Coop ou Migros.
Pour l’heure, cette concurrence venue du nord ne semble d’ailleurs pas trop peser sur les deux géants oranges. En 2020, leurs chiffres d’affaires ont continué de progresser. «Mais, rappelle Barbara Pfenninger, les nouveaux arrivants les ont tout de même contraints à lancer ou étoffer des lignes de produits à bas prix.»
La confidence d’une cliente d’Aldi me laissera d’ailleurs songeuse: «Je travaille à la Migros. Alors, je veux bien répondre à vos questions, mais il ne faut pas qu’on me reconnaisse», chuchote-t-elle, gênée. Le signe que dans les rayons de la coopérative, on revendique aussi le droit de savoir compter.