Evgeny Morozov: Je ne pense pas que l’Union européenne puisse créer un nouveau Google pour contrer la multinationale, à la manière d’un Airbus contre un Boeing. A mon avis, la clé de tout, ce sont les données. Il faut réfléchir sur la façon de permettre à des milliers d’entrepreneurs de créer des nouveaux services sur la base de la masse de données générées par les géants du Web. Prenez, sur smartphone, les magasins d’Apple et de Google: seules, ces deux sociétés n’auraient pas été capables de créer autant d’applications. Il faut que la même chose devienne possible sur Internet.
Vouloir créer un nouveau Google avec des fonds publics serait une erreur colossale, car les fonds publics alloués ainsi donneraient naissance à un service qui serait obsolète le jour de son lancement. Il faut favoriser l’entrepreneuriat, en utilisant les données de Google.
– Pensez-vous que de nouveaux acteurs privés puissent émerger et concurrencer ceux qui sont déjà établis?
– Peut-être, mais dans de petites niches. Je n’imagine pas la création d’un nouveau réseau social global, par exemple. Même si des sociétés comme Airbnb ou Uber sont récemment apparues, il devient en effet de plus en plus difficile de se faire une place. Car en parallèle, vous voyez des géants comme Google qui deviennent omniprésents dans nos vies – il n’y a qu’à observer comment la multinationale veut diffuser son système Android dans tous les objets de notre quotidien.
– Mais avez-vous vraiment l’espoir que les choses changent ainsi?
– Du point de vue politique, en Europe, je n’attends pas grand-chose des partis traditionnels. Par contre, je pense que des partis de la gauche radicale, tels que Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, pourraient donner davantage de pouvoir aux citoyens et aux internautes.
– Parlons de la neutralité d’Internet, avec ce débat qui croît des deux côtés de l’Atlantique sur la gestion des réseaux. Qu’en pensez-vous?
– D’abord, je n’aime pas le terme de «neutralité de l’Internet», car cette neutralité est une illusion: lorsqu’une entreprise privée gère un réseau, elle le fera toujours dans ses propres intérêts. A mon avis, il faut que les autorités publiques se saisissent à nouveau des infrastructures, si capitales, et ne laissent pas les privés seuls sur ce terrain.
– Plus globalement, que pensent les dirigeants des sociétés de la Silicon Valley de vos thèses?
– Je ne m’attendais pas à recevoir de leur part des cartes de Noël… Plus sérieusement, je ne pense pas que mes thèses leur plaisent. Leur principal point est de dire: «vous êtes réactionnaire, vous n’aimez pas la technologie, vous préférez utiliser une machine à écrire». Or je pense et je dis bien sûr le contraire: la technologie peut être très utile, mais il faut avoir un contrôle sur les données et l’utilisation qui en est faite.