«Il n’est pas certain que le Département de justice américain se contente d’une seule banque»
l’interview de michel dérobert
Michel Dérobert, secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses, revient sur le différend fiscal avec les Etats-Unis
Il y a une semaine, à la surprise quasi générale, la banque Wegelin cédait ses activités hors des Etats-Unis au groupe Raiffeisen. Les associés tiraient les conclusions de l’inculpation de trois de leurs banquiers, accusés par la justice américaine d’avoir aidé, en pleine affaire UBS, leurs clients à cacher pour plus de 1 milliard de dollars au fisc des Etats-Unis. Cette annonce a été perçue par nombre de banquiers privés comme un tremblement de terre pour la place financière suisse. Elle a ensuite été suivie, vendredi, de l’inculpation de Wegelin par les autorités américaines. Entretien avec Michel Dérobert, le secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses, qui compte 13 membres employant quelque 7000 personnes dans le monde.
Le Temps: La pression subie par les banques dans le différend fiscal avec les Etats-Unis est-elle injuste?
Michel Dérobert: Je ne sais pas si le terme de justice ou d’injustice est approprié. Mais il y a sans doute une part d’arbitraire. De l’arbitraire à l’injustice, je vous laisse juge. La volonté américaine d’arriver à ses fins est très grande. La démarche est à la fois judiciaire, politique et probablement aussi commerciale. Dans ce contexte, il ne faut pas faire preuve de naïveté. Il est évident que les Etats-Unis sont un pays très puissant et qu’ils ont l’habitude de faire jouer cette puissance.
– Le secrétaire d’Etat Michael Ambühl, qui négocie avec Washington, était perçu comme très efficace il y a encore six mois. Est-ce toujours le cas? N’y a-t-il pas un sentiment de capitulation de Berne face au géant américain avec l’envoi de données aux Etats-Unis?
– Nous avons clairement manifesté notre confiance au secrétaire d’Etat et nous la lui conservons. Il fait face à une situation complexe. Il doit négocier avec plusieurs partenaires aux Etats-Unis (le fisc, le Département de justice et le Trésor), dont les objectifs peuvent être différents. En Suisse aussi, il se trouve confronté à plusieurs contreparties, dont le parlement, les onze banques qui sont dans le collimateur américain et le reste de la place financière. Les intérêts de ces parties sont alignés dans les grandes lignes, mais pas forcément dans le détail. Le cas de Wegelin a montré qu’un établissement peut être amené à prendre des mesures préventives de façon à préserver ses intérêts et se mettre en position de mieux se défendre. Il ne faut pas sous-estimer la tâche de Michael Ambühl. Il faut même lui tirer notre chapeau par rapport à tout ce qu’il a déjà fait, même s’il n’est pas encore arrivé à une solution définitive. Une solution est à portée de main au plan parlementaire, mais le monde politique réagit fortement aux événements et, en ce moment, tout le monde me paraît très agité.
– La décision de la banque Wegelin de vendre ses activités non américaines à Raiffeisen n’a-t-elle pas été prise parce qu’elle n’est pas un établissement de taille systémique?
– Wegelin, à mon avis, n’a pas été choisie par hasard par le Département de justice. Cette banque a un caractère symbolique. Elle reste petite malgré la croissance des dernières années. Surtout, c’est une banque ancienne avec un statut particulier. Comme première cible, elle semblait bien faire l’affaire pour montrer l’intention américaine d’aller jusqu’au bout. La décision prise par les associés de la banque, que je respecte, prive peut-être les autorités américaines d’une partie de leurs moyens de pression. Elle permettra aux associés de se défendre sans que la totalité de la banque, ses collaborateurs et clients sans histoires puissent être inquiétés.
– Wegelin n’avait pas de bureau aux Etats-Unis. Que redoutaient vraiment les associés?
– Que la banque fasse l’objet d’une plainte formelle ou d’une inculpation [ce qui s’est produit vendredi, ndlr]. Cela insécurise la clientèle et les collaborateurs. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans des cas analogues avec de plus grands établissements, les parties se mettent généralement rapidement d’accord sur une amende très élevée sans que l’on sache qui a raison ou tort. Les associés de Wegelin ont pris une décision courageuse et probablement juste. La structure de la banque privée avec des associés indéfiniment responsables a permis de prendre cette décision rapidement sans en référer à une assemblée générale. Reste que cette affaire aura peut-être des conséquences indirectes.
– Lesquelles?
– Il n’est pas certain que le Département de justice se contente d’une seule banque. Il est possible qu’il sorte une nouvelle carte de sa manche. C’est pourquoi il est très important de trouver une solution et de ne pas rester sans rien faire. Laquelle? Cela reste à établir.
– Cette solution doit-elle être globale ou couvrir uniquement les onze banques incriminées?
– Le mieux serait une solution globale. Mais qui couvrira-t-elle? N’importe quelle caisse d’épargne? Elle pose aussi d’autres questions: qu’est-ce qui est vraiment reproché aux banques? On souhaiterait davantage de clarté à cet égard. Concernant les onze banques, seuls les reproches adressés à trois employés de Wegelin sont connus via l’acte d’accusation. Ce dernier est effrayant, mais il faut se rappeler que ce n’est pas un jugement et qu’il présente une version partiale des faits.
– Le fait qu’ils aient démarché des clients américains à une période où le bon sens du banquier privé incitait à la prudence n’a pourtant pas été contesté…
– Pas publiquement, à ma connaissance, mais une procédure judiciaire ne se déroule pas forcément par médias interposés.
– Et ce, alors que Konrad Hummler, l’associé senior, venait de publier son fameux «Adieu à l’Amérique»…
– Il y a plusieurs façons de dire «adieu». Il le disait dans le sens qu’il trouvait dangereux d’investir dans des titres américains. En ce qui concerne le démarchage de clients UBS, tout dépend de la façon dont on s’y prend. Il y a différentes façons de se comporter. En refusant par principe tout client américain ou en s’inquiétant de l’origine des fonds pour vérifier qu’il ne s’agisse pas de blanchiment. La loi suisse n’interdit pas d’accepter des clients américains. Mais je ne dis pas que c’était prudent. La démarche active, décrite dans l’acte d’accusation, est étonnante. Mais c’est une version des faits. Ces derniers n’ont pas été établis, et on doit donner le bénéfice du doute avant le jugement.
– La loi suisse n’a pas été violée. Mais, en mars 2009, un changement de paradigme est intervenu. L’esprit de la loi a changé lorsque le Conseil fédéral a annoncé la fin de la distinction entre la fraude et l’évasion en matière d’entraide internationale…
– Mon rôle n’est pas de juger. Encore moins un de nos membres. Cette banque n’est sans doute pas enchantée des derniers événements et n’avait probablement pas anticipé ce qui allait se passer. Notamment, la somme d’informations récoltées par les autorités américaines avec les «voluntary disclosures» [ndlr: procédure pour inciter les Américains à régulariser leurs avoirs]. Il ne faut pas excuser les fautes peut-être commises, mais il ne faut pas tirer de conclusions hâtives non plus.
– Wegelin disposait-elle d’assez de soutien? Est-ce que Konrad Hummler n’a pas été soutenu par la place financière parce qu’il a pu fâcher?
– C’est un franc-tireur. Qu’il ait ou non bénéficié de soutien, cela ne fait probablement pas de différence. Il était très respecté. Maintenant, il fait face à une campagne active dans certains médias. Mais il joue également un rôle dans ce secteur, ce qui ne facilite sans doute pas la situation. Le fait qu’il ait dit dans son commentaire d’investissement ce qu’il pensait des Etats-Unis n’a peut-être pas non plus plaidé en sa faveur.
– La structure d’associés indéfiniment responsables ne montre-t-elle pas une faiblesse lorsqu’il s’agit de faire face à une grosse amende?
– Cette structure devrait inciter à une prudence particulière. Dans certains établissements, des mesures ont été prises depuis longtemps. Sont-elles suffisantes? Il est parfois difficile de déterminer qui sont les clients américains. Un risque latent existe donc pour tout le monde. Les accusateurs ne prennent pas en priorité les cas les moins bien étayés ou politiquement sensibles. Il aurait été étonnant qu’ils s’attaquent à la Banque cantonale de Zurich, la quatrième banque du pays, et une banque d’Etat. Je doute d’ailleurs fortement que cette dernière sache précisément ce qu’on lui reproche.
– Vous soulignez que le statut de banquier privé incite à la prudence. En même temps, vous dites que démarcher des clients américains n’était peut-être pas prudent…
– Le statut de banquier privé incite à la prudence, notamment dans son bilan. Mais il est possible de prendre d’autres types de risque qu’en termes de bilan, notamment opérationnels. C’est le cas ici. Et ils sont difficiles à définir. Peut-être même qu’écrire une lettre d’investissement bien sentie représente un risque opérationnel. C’est une règle du jeu lorsque l’on est banquier privé, il faut toujours faire attention. C’est d’ailleurs un trait qui tend à rassurer la clientèle. Il est déjà arrivé, il y a bien des années, que certains banquiers privés aient des problèmes. La profession s’en remet, mais cela garde un caractère symbolique parce que l’on n’attend pas cela d’eux.