L’invité
Ce ne serait pas la première fois qu’un refus politique d’admettre la réalité reposerait sur une mauvaise compréhension de l’économie. Mais les conséquences d’une telle erreur feraient passer la crise de 2008-2009 pour un jeu d’enfant
La fixation de l’Amérique sur le «problème chinois» atteint un sommet. De Google au yuan, la Chine est rendue responsable de tous les maux dont souffrent les Etats-Unis. Malheureusement, cette situation combine un effet de bouc émissaire et de conception erronée de l’économie qui pourrait bien mal finir.
Les pressions politiques sont motivées par les angoisses des travailleurs américains. Après une décennie de stagnation relative des rémunérations réelles et, plus récemment, une flambée historique du chômage, la main-d’œuvre américaine est plus que jamais en proie à de grandes difficultés. A juste titre, les électeurs souhaitent obtenir des réponses. On leur explique que tout cela est dû au déficit commercial – la manifestation visible d’un manque à produire considérable et de la perte de nombreux emplois, imputables à la concurrence étrangère. La Chine et sa devise prétendument manipulée représentant 39% du déficit commercial des Etats-Unis en 2008-2009, Washington soutient que la situation des travailleurs américains ne s’améliorera que si leur gouvernement fait preuve de fermeté avec Beijing.
Aussi séduisant que cet argument puisse paraître de prime abord, il est fondé sur une compréhension erronée de l’économie. En 2008-2009, les Etats-Unis avaient un déficit commercial avec plus de 90 pays. Leur déficit commercial est donc multilatéral. Cependant, avec l’aide et le soutien de certains économistes américains parmi les plus réputés, Washington prône aujourd’hui une solution bilatérale – soit une forte réévaluation du yuan, soit des droits de douane généralisés sur les produits importés de Chine.
Apporter un remède bilatéral à un problème multilatéral est une mesure totalement dérisoire et inadaptée. A moins que les problèmes qui sont à l’origine du déficit commercial multilatéral ne soient résolus, une intervention bilatérale ne ferait que transférer vers quelqu’un d’autre la partie chinoise du déséquilibre international de l’Amérique. Ce «quelqu’un d’autre» serait selon toutes probabilités un pays produisant à des coûts plus élevés, ce qui, de fait, réduirait encore un peu plus le pouvoir d’achat déjà malmené des consommateurs américains. Ironiquement, l’inclination de Washington pour une solution bilatérale à un problème multilatéral risque de retourner la situation aux dépens des travailleurs américains au moment même où ils tentent de reprendre pied à la faveur de cette timide reprise post-crise.
Plutôt que d’adopter cette attitude sinophobique contre-productive, les Etats-Unis auraient tout intérêt à bien se regarder dans la glace et à admettre les raisons pour lesquelles ils sont confrontés à un déficit commercial multilatéral massif. C’est l’épargne, et non pas la Chine, qui constitue le nœud du problème économique de l’Amérique.
En 2009, le plus grand indicateur de l’épargne nationale – le taux d’épargne national net – a atteint le minimum record de – 2,5% du revenu national. Cette valeur représente le total de l’épargne des ménages, des entreprises et du secteur public, compte tenu des amortissements. Les amortissements sont déduits afin d’obtenir une indication du volume de l’épargne qui reste disponible – après avoir prévu l’obsolescence des capacités de production – pour assurer l’expansion du stock de capital. Dans le cas des Etats-Unis, cette épargne est inexistante. En d’autres termes, l’Amérique doit importer un excédent d’épargne de l’étranger pour financer sa croissance future.
C’est à ce stade que la Chine entre dans l’équation. Afin d’attirer les capitaux étrangers dont ils ont besoin pour soutenir leur croissance, les Etats-Unis doivent entretenir un déficit important de leur compte-courant. Dans leur cas, le déficit commercial transfrontalier multilatéral portant sur les biens et services a représenté en moyenne 95% du déficit total du compte-courant au cours des cinq dernières années. Autrement dit, l’économie américaine à court d’épargne ne peut échapper à des déséquilibres commerciaux considérables.
La Chine est effectivement le pays avec lequel les Etats-Unis ont le déficit commercial multilatéral le plus important. Toutefois, cette situation est due au fait que les sociétés américaines dont les coûts sont élevés se tournent de plus en plus souvent vers la Chine comme solution de délocalisation efficace et bon marché. Elle reflète également les préférences des consommateurs américains pour les marchandises fabriquées en Chine. Les Etats-Unis en manque d’épargne sont donc en réalité tout à fait chanceux de compter la Chine parmi leurs grands partenaires commerciaux.
La Chine n’est certes pas parfaite. A l’instar des Etats-Unis, elle est en fort déséquilibre avec le reste du monde du fait de l’excédent démesuré de son compte-courant. De même qu’une citoyenneté mondiale responsable exige de l’Amérique qu’elle remédie au déficit d’épargne qui se trouve au cœur de ses déséquilibres internationaux, le monde a toutes les raisons d’attendre de la Chine un effort comparable pour réduire son excédent d’épargne. Ces ajustements doivent être l’essence de tout programme de rééquilibrage mondial efficace.
Ces ajustements doivent toutefois être élaborés dans le contexte multilatéral du déséquilibre. Si la Chine fait partie des 90 pays et plus avec lesquels les Etats-Unis sont en déficit, les échanges commerciaux entre les Etats-Unis et la Chine représentent aujourd’hui 12% seulement de l’ensemble des échanges commerciaux de la Chine avec le reste du monde. Il est donc injustifié de faire une fixation sur les prix relatifs entre les deux nations – c’est-à-dire le taux de change – comme solution aux disparités fortement enracinées en matière d’épargne qui favorisent ces déséquilibres multilatéraux.
Certains des économistes américains les plus éminents sont cependant d’un avis opposé: ils prétendent qu’une réévaluation du yuan par rapport au dollar se traduirait non seulement par la création d’un million d’emplois aux Etats-Unis, mais aussi par la dynamisation d’une reprise par ailleurs anémique. Les économistes devraient faire preuve d’un peu plus de bon sens. La modification des prix relatifs représente le jeu à somme nulle par excellence.
L’ajustement des monnaies ou des prix relatifs entre deux nations n’est pas la panacée contre les déséquilibres structurels de l’économie mondiale. En revanche, il est nécessaire de modifier la répartition de l’épargne mondiale. Les Etats-Unis, en particulier, doivent réduire leur déficit et augmenter leur épargne personnelle, tandis que la Chine doit stimuler sa consommation intérieure privée.
En faisant de la Chine un bouc émissaire, Washington risque de mettre le monde sur une pente glissante. Ce ne serait pas la première fois qu’un refus politique d’admettre la réalité reposerait sur une mauvaise compréhension de l’économie. Mais les conséquences d’une telle erreur – des frictions commerciales et le protectionnisme – feraient passer la crise de 2008-2009 pour un jeu d’enfants.