Dans nos assiettes, la transition est bigarrée
Céréales & pandémie (5/5)
La farine utilisée dans les pains vendus chez Migros est plus que jamais issue d’une production locale. Dans le même temps, jamais la Suisse n’a autant importé de fruits exotiques que ces quatre derniers mois

Jamais on a autant parlé des chaînes d’approvisionnement de denrées agricoles que durant le confinement, qui les a mises à rude épreuve. D’où vient le blé, le riz, le maïs? Qui les achemine? Quel a été l’impact du Covid-19 sur leur circulation? Dernier épisode de cette plongée dans un monde discret.
Episodes précédents:
A Genève, un nouveau locataire siège en face du Grand Théâtre: la Banque internationale de commerce-BRED (Suisse) SA. L’établissement spécialisé dans le négoce de matières premières, surtout agricoles, n’a pas cessé de grandir ces cinq dernières années. Si bien qu’il a dû quitter en octobre son bureau de la place Longemalle, trop petit. Au premier semestre, son produit d’activité bancaire a bondi de 23%.
Dans son bureau, une grande carte du monde. «Nos activités dans le pétrole ont baissé, dans les métaux elles se sont reprises avec le rattrapage de la demande chinoise début avril», indique Emmanuel Lemoigne, le directeur de BIC-BRED. «Pour les ressources agricoles, c’est presque une année comme les autres.» L’offre satisfait la demande qui croît.
A ses côtés, Paul Guéry, un spécialiste en céréales. «Nos clients hésitent tout de même à faire des achats. Il y a une incertitude sur les prix et une incertitude opérationnelle», dit-il. En 2010, des négociants avaient fait faillite car ils n’avaient pu honorer des contrats à cause d’un embargo sur les exportations de blé russe décrété par Moscou à la suite d’une sécheresse. La prudence est de donc mise.
«Un truc de gens riches»
Je relève que pendant la pandémie, l’attrait des denrées locales, écologiques et accessibles semble s’être renforcé. «Privilégier les filières courtes, c’est un truc de gens riches, réagit Emmanuel Lemoigne. Les Egyptiens ont d’abord le souci d’avoir du pain pour leurs enfants.» L’exemple n’est pas pris au hasard: la nation des pyramides est le principal importateur de blé au monde et la banque se spécialise dans les marchés africains. «Même si le potentiel des terres arables en Afrique était exploité totalement et immédiatement, il faudrait largement importer des denrées de première nécessité tant la demande et la croissance démographique sont importantes», estime le banquier.
En Suisse, le contexte est différent. En février, des militants d’Extinction Rebellion ont bloqué l’entrée de plusieurs maisons de négoce sur l’Arc lémanique, dont Cargill. L’origine lointaine des denrées qu’elles acheminent est vue comme une source de pollution.
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La consommation de viandes, de café, de fromage et de chocolat pollue pourtant plus que celle des céréales, selon une étude de la revue Science: produire un kilo de bœuf émettrait en moyenne 60 kg de gaz à effet de serre, soixante fois plus qu’un kilo de pois. Les deux tiers des émissions générées pour fabriquer un steak émanent du méthane issu des rots et des flatulences des ruminants et un quart sont induites par la déforestation qu’ils engendrent. La part du transport? Symbolique, même si la viande est australienne. En comparaison, l’empreinte carbone de la production céréalière est ridicule et la pollution liée à leur transport minime par rapport à celle générée par leur culture. Manger un hamburger suisse est plus néfaste pour la planète que de consommer du riz indien, conclut Science.
«Si l’on ignore les efforts de protection de l’agriculture et la stabilité des prix, les atteintes aux droits humains et la déforestation, il apparaît que le transport en lui-même ne fait pas une grande différence, selon Alexandra Gavilano, chargée de campagne chez Greenpeace Suisse. C’est parce que les normes écologiques et sociales dans les pays tiers peuvent être profondément différentes qu’il faut adapter notre consommation aux possibilités de production locales», dit-elle.
L’ONG a développé sa vision idéale de l’agriculture suisse: sans fourrage ni pesticide, avec moins d’importations et de calories mais plus de quinoa. La Suisse pourrait vivre autarcie alimentaire, selon une étude de la Confédération. Elle impliquerait que nous changions nos habitudes: la viande de porc, la volaille et les œufs deviendraient rares. On consommerait plus de produits de boulangerie, de pommes de terre, de lait, on mangerait moins.
Augmenter les réserves de blé?
Le blé tendre, utilisé dans ma farine paysanne, est presque toujours suisse. Migros indique que 90% de ses pains ont le label IP-Suisse, 8% sont bios et suisses et 2% sont importés. Il y a trente ans, les proportions étaient inversées. En même temps, jamais le pays n’a autant importé de fruits exotiques et d’épices que ces quatre derniers mois et, l’an dernier, 76,5 millions d’animaux élevés en Suisse ont terminé dans nos assiettes, un record.
«Nous pensons augmenter les réserves stratégiques de blés», indique de son côté Stefan Menzi, un cadre de l’Office fédéral de l’approvisionnement économique du pays. «On fait un sondage auprès des membres de Réservesuisse pour avoir une idée précise des capacités.» La pandémie a poussé d’autres Etats à revoir leur copie, même s’ils dominent les indices de sécurité alimentaire. Pour tripler sa production d’ici à 2030, Singapour mise ainsi sur des cultures verticales et urbaines, notamment d’algues et d’insectes.
Que se serait-il passé, enfin, si les récoltes avaient été mauvaises avant la pandémie? «Avec les années, le facteur chance perd de son importance. Les technologies permettent de savoir de façon plus précise quand récolter, les rendements sont meilleurs, les agriculteurs plus professionnels», estime Paul Guéry. «Dans l’industrie agroalimentaire, les progrès ont été colossaux», renchérit le consultant Jean-François Lambert. «La chance ça se provoque», conclut-il.
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