La loi suisse évolue pour prendre en compte les développements de la technologie des registres distribués, comme la blockchain. Le parlement fédéral a adopté le 25 septembre une loi adaptant le droit fédéral, qui pourrait entrer en vigueur début 2021. Ce texte constitue l’aboutissement d’un processus lancé en décembre 2018 avec un rapport du Conseil fédéral. En parallèle, la Commission européenne avait publié le 24 septembre sa proposition de réglementation des marchés sur crypto-actifs (Markets in Crypto-Assets, abrégée «MiCA»).

Les points saillants de chaque réglementation sont analysés par un spécialiste des nouvelles technologies, Olivier Depierre, par ailleurs responsable juridique chez Credit Agricole Next Bank à Genève.

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Le Temps: La Suisse s’est donc dotée d’une réglementation sur la blockchain. En quoi consiste-t-elle?

Olivier Depierre: Plutôt qu’une «lex blockchain» couvrant tout ce qui touche à la technologie des registres distribués, le Conseil fédéral et un parlement obéissant ont finalement choisi d’adapter – au rabais, serait-on tenté de dire – un droit vieillissant vis-à-vis d’évolutions technologiques sans précédent depuis l’invention d’internet. Ainsi, le Code des obligations contiendra une série de nouveautés importantes, mais pas forcément à même de satisfaire certains acteurs sur des marchés encore très émergents.

Quelle approche a adoptée l’Union européenne?

A Bruxelles, le projet Markets in Crypto-Assets (MiCA) synthétise notamment les réflexions de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) et de l’Autorité bancaire européenne (ABE), publiées en janvier 2019. L’objectif consiste, d’une part, à créer un cadre réglementaire protégeant l’intégrité et la stabilité des marchés des crypto-actifs, tout en soutenant l’innovation. D’autre part, l’Union européenne (UE) réglemente la création de crypto-actifs, en exigeant par exemple la rédaction d’un livre blanc. Des obligations spécifiques en matière de communication et de marketing seraient également imposées, si ce projet est accepté. Enfin, l’émetteur serait nécessairement une personne morale, avec des exigences minimales en matière de capital, de gouvernance et de gestion des conflits d’intérêts.

Les stablecoins, ces actifs numériques adossés à des monnaies traditionnelles, font-ils l’objet de dispositions particulières?

Le nouveau droit suisse ne concerne pas les stablecoins. On en reste au complément de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) à son guide pratique sur les émissions de jetons numériques (ICO) de septembre 2019, qui définit les stablecoins sous l’angle de leurs sous-jacents. Leur créateur pourrait devoir être autorisé en tant que placement collectif, banque ou système de paiement. Le complément au guide de la Finma rend aussi attentif le particulier aux escroqueries éventuelles.

Et dans l’Union européenne?

Le projet MiCA différencie les electronic money tokens (jetons de monnaie électronique), qui ne représentent qu’une seule monnaie légale donnée (fiat), et les asset-referenced tokens, dérivant de plusieurs monnaies fiat ou de toutes formes de combinaisons, par exemple avec des crypto-actifs ou des matières premières. MiCA instaure en outre un régime plus sévère pour les émetteurs dits «significatifs» à partir de certains seuils. Par exemple, lorsque la valeur des sous-jacents (c’est-à-dire la réserve soutenant le stablecoin en question) est supérieure à 1 milliard d’euros; lorsque le marché touché contient plus de 2 millions de clients; si le volume journalier dépasse 500 000 transactions ou 100 000 euros; ou encore si le crypto-actif est distribué dans plus de sept pays. Si ce projet entre en vigueur en l’état, les émetteurs de la quasi-totalité des prétendus stablecoins existants seront considérés comme significatifs.

Cette réglementation européenne aurait-elle des conséquences pour la libra, le projet de monnaie électronique soutenu par Facebook et une vingtaine d’autres sociétés?

S’il est accepté, ce projet européen doucherait les ambitions de la nouvelle libra, qui prévoit de lancer plusieurs cryptomonnaies, adossées à différentes devises comme le dollar ou l’euro. A moins que l’association Libra ne se décide par exemple à demander une licence bancaire sur sol européen. On sent vraiment que l’UE ne veut laisser la prérogative de création monétaire qu’aux seuls Etats. Ainsi, MiCA ne serait pas applicable à la Banque centrale européenne (BCE), aux diverses banques centrales nationales, à la Banque européenne d’investissement (BEI), aux organisations internationales, voire même aux entreprises d’assurance.

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Non soumises à cette réglementation, la BCE et les banques centrales nationales de l’UE seraient donc favorisées pour lancer leur éventuelle monnaie électronique?

Absolument, le terrain me paraît aplani en vue de la création d’un euro numérique. On pourrait même envisager un stablecoin des Nations unies ou de la Croix-Rouge. D’autres initiatives de création de stablecoin en circuit fermé pourraient ne pas être concernées par MiCA tant qu’elles ne s’adresseraient pas au public ou ne seraient pas des «émetteurs significatifs» au sens du projet. On peut penser au JPM Coin et surtout à l'Utility Settlement Coin (USC), fondé par un consortium de près de 15 grandes banques réunies au sein d’une société basée à Londres, sous l’influence initiale d’UBS, rapidement suivie par Credit Suisse, Banco Santander, Barclays ou encore ING.

Revenons en Suisse, où plusieurs projets de bourses numériques sont en concurrence pour accueillir des actions tokenisées. Que permettra le nouveau cadre réglementaire pour l’émission et l’échange de ces jetons numériques?

Ce cadre pourrait favoriser l’accès rapide du particulier à l’actionnariat des quelque 400 000 sociétés dont les actions ne sont actuellement cotées sur aucune bourse d’échange. En prenant l’exemple d’un token représentant l’action d’une société anonyme (SA) – un droit-valeur inscrit au sens du nouveau droit –, la loi obligera désormais la SA concernée à accepter que ce token puisse être annulé par un juge si son titulaire rend plausible qu’il a perdu la clé privée lui étant liée.

Une fois une telle annulation prononcée, ce même titulaire pourra toujours faire valoir son droit d’actionnaire, comme par le passé, via son inscription au registre des actionnaires. En outre, la société devra toujours faire en sorte qu’il puisse demander l’attribution d’un nouveau token en lien avec l’action concernée, et ce, très certainement, à titre onéreux. Or cette disposition risque de créer de nouvelles responsabilités.

Pourquoi?

En émettant une action tokenisée, la société répondra de toute information inexacte, trompeuse ou non conforme aux nouvelles modifications de la loi. La qualité du smart contract régissant l’action tokenisée sera donc déterminante. En outre, l’exclusion de responsabilité – par exemple au moyen d’habiles avertissements (disclaimers) sur un site internet – sera nulle.

Des outils sont-ils créés par le nouveau cadre suisse?

Le nouveau droit suisse prévoit également la tokenisation des titres représentatifs de marchandise. Lors d’un transport maritime, par exemple, les papiers-valeurs que sont les différents crédits documentaires d’une cargaison déterminée servent à attester différents dépositaires, dates et positions géographiques de cette dernière. Ils sont également nécessaires aux paiements successifs entre le vendeur, la banque émettrice, la banque correspondante et l’acheteur, et, par conséquent, changent très souvent de titulaire, ce que facilite la technologie des registres distribués.

La finance décentralisée (DeFi) est-elle couverte par ces nouvelles réglementations?

C’est la grande absente des nouvelles réglementations suisse et européenne. La finance décentralisée demeure l’ennemi public numéro un, car elle consiste à laisser les particuliers créer et s’échanger tous types d’instruments financiers hors de tout système légal. Si alléchante que soit l’idée de payer des commissions de transaction ou des droits de garde très faibles pour l’achat et la conservation d’un produit structuré, par exemple, retenons qu’en agissant hors du cadre boursier et bancaire, les garanties légales et réglementaires en matière d’exécution et d’attribution n’existent plus. Cela constitue malheureusement une autoroute pour toutes formes d’escroqueries. En droit européen, un stablecoin décentralisé comme le DAI ne serait pas considéré comme un asset-referenced token mais comme de la monnaie électronique. Or, puisque le DAI n’a pas d’émetteur identifiable, ce stablecoin ne pourrait pas obtenir d’agrément sur sol européen.