Elle remplit les amphithéâtres des plus grandes universités américaines, parle avec une passion et des convictions qui stupéfient ses auditoires. Janine Benyus, c’est son nom, est la «gourou» d’une nouvelle­ discipline qui tente de réconcilier l’homme avec les écosystèmes, la biomimicry (biomi­métisme) ou bionique en Europe. Le postulat, résumé en une phrase: s’inspirer des formes, fonctions et stratégies de la nature pour produire des biens ou services «du­rables».

L’approche n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, sinon des millénaires, les hommes s’inspirent de la nature pour concevoir des systèmes techniques, notamment mécaniques. Beaucoup d’ingénieurs connaissent la sentence que l’on attribue à Léonard de Vinci: «Ceux qui sont inspirés par un modèle autre que la Nature, une maîtresse par-dessus tous les maîtres, peinent en vain». On peut citer d’innombrables dispositifs simples empruntés aux stratégies astucieuses de la nature, comme le Velcro, bande adhésive inventée en 1948 par l’ingénieur suisse Georges de Mestral.

Là ou Janine Benyus innove, c’est dans la recherche systématique et même acharnée d’astuces de la nature. Dans un ouvrage qui fait référence, «Biomimicry, Innovation Inspired by Nature», elle raconte, documente une source inépuisable, et validée par des milliards d’années d’évolution, d’inventions collaboratives permettant d’inscrire le progrès dans un cycle de croissance respectueuse des écosystèmes terrestres et marins. Janine Benyus poursuit en fait un but machiavélique: convaincre les étudiants, les futurs ingénieurs et scientifiques de demain que le biomimétisme est la stratégie la plus élégante pour innover. Dans cette quête, les déchets sont la nourriture des autres; le soleil la source d’énergie primaire et son utilisation frugale; les toxiques neutralisés; la collaboration la règle.

Biologiste de formation, Janine Benyus a fondé dans le Montana un institut de biomimicry voué à l’enseignement et une société de consultance technologique qui exploite une base de données AskNature.org. Des exemples les plus convaincants, on peut citer l’immeuble de Swiss Re à Londres dont l’architecture de la tour en forme de concombre a permis d’optimiser la ventilation naturelle ou le centre «Easgate», un bâtiment inédit à Harare (Zimbabwe) capable de se refroidir naturellement, sans climatisation en s’inspirant des cheminées construites par les termites pour ventiler leur habitat alors que les écarts de température y sont extrêmes.

Au Japon, c’est un oiseau qui a inspiré les concepteurs du train à grande vitesse. Les ingénieurs du Shinkansen étaient confrontés à un problème de turbulences, de bruit et de vibrations pénibles pour les riverains quand le monstre lancé à toute allure s’engouffre dans un tunnel. Pour atténuer les effets de la surpression, ils ont étudié le vol et l’aérodynamisme du martin-pêcheur lorsqu’il franchit comme un kamikaze la surface de l’eau pour attraper sa proie. L’oiseau crée peu de remous grâce à la forme particulière de son bec (photo). En adaptant le nez de la locomotive, les ingénieurs sont parvenus à réduire les nuisances, à diminuer la consommation électrique du train de 15% et à augmenter sa vitesse de 10%.

A l’échelle de l’infiniment petit, les ingénieurs redécouvrent l’extraordinaire phénomène par lequel les papillons se colorent. Leurs ailes diffractent les rayons de la lumière avec élégance et un effet éblouissant. Ce sont en réalité un alignement d’écailles qui diffractent la lumière, comme le font des jeux de miroirs. Ce dispositif astucieux est aujourd’hui mimé par des cellules nanométriques sous les écrans qui équiperont les téléphones mobiles de demain. Si la beauté du papillon inspire, la surface d’une fleur de lotus donne de nouvelles idées à l’architecture. La fleur du lotus a en effet la particularité d’être toujours sèche, sans trace d’eau. Les ingénieurs ont découvert que la fleur était recouverte de minuscules petites aspérités qui empêchent l’eau de pénétrer et génèrent de fines gouttelettes qui glissent comme la pluie sur la plume du canard. Une technique qui ouvre la possibilité de façades d’immeubles autonettoyantes. Dans cette longue liste, on pourrait citer la colle étonnante qui permet à la moule de s’accrocher aux rochers, l’extraordinaire robustesse du fil de soie de l’araignée. Ou la capacité des dauphins à émettre des ondes sonores à l’abri des réflections et autres déformations qui se produisent dans l’océan. Le champ de fréquences des dauphins équipe les nouveaux systèmes de détection des tsunamis installés dans l’océan Indien. A lire Janine Benyus, la liste des inventions de la nature ne connaît pas de limites. Nous sommes si loin d’avoir achevé l’inventaire de la biodiversité, notamment celle des grands fonds ou les organismes vivants ont poussé l’inventivité aux frontières de l’impossible.

Le biomimétisme trouve aujourd’hui un formidable débouché dans l’éco-design et la recherche énergétique. Car la nature est une maîtresse qui sait être frugale, recycler ses déchets pour en faire de la nourriture et modifier des propriétés chimiques sans une débauche d’énergie, de force et de chaleur. Si les dirigeants de Nestlé avaient consulté Janine Benyus, sans doute auraient-ils compris qu’un emballage ne peut plus être un déchet mais une enveloppe protectrice biodégradable ou réutilisable.

Amory Lovins, chargée par Times Magazine de faire l’éloge de Janine Benyus, élue «héros de l’environnement 2009» par les Nations unies, y voit un changement de paradigme dans le rapport des hommes à la nature. Il ne s’agit plus de la dominer, ni de la réinventer, ni de l’exploiter. Une nouvelle ère commence: «Les biotechnologies correspondent à un enfant intelligent avec des allumettes dans un dépôt de carburants; le biomimétisme fait appel à un homme avisé avec une torche électrique dans la forêt vierge», écrit-il. Il est temps pour les hommes de retrouver une niche écologique qui ne menace pas les autres espèces et les générations futures. Il est temps et possible d’inventer sans détruire, nourrir sans gaspiller et piller. Bonne nouvelle: nous ne sommes pas les seules espèces vivantes à être confrontées à des problèmes de ressources. Le progrès exige toutefois de l’humilité et nous conduit à un pari: l’inventaire des astuces de la nature nous apprendra à la protéger pour maintenir une biodiversité qui recèle les trésors cachés de notre prospérité.