Patrick Zweifel: Oui, les dés étaient jetés à partir du moment où le président américain a décidé de régler le contentieux avec la Chine avec l’outil de taxes douanières. Pékin a à son tour répliqué avec des mesures de rétorsion et c’est toute l’économie mondiale qui est entrée dans une spirale d’où il n’est pas aisé de sortir. L’échec des négociations sino-américaines en avril dernier a été un point culminant. Tout comme la décision de l’administration américaine de s’en prendre à Huawei. Les autorités chinoises ont réagi en investissant pour développer leur propre système. Depuis lors, la guerre entre les deux grandes puissances a pris une nouvelle tournure. La guerre technologique a éclaté au grand jour
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Y a-t-il parallèlement une guerre des monnaies?
Il y a une guerre pour la domination globale. Tant en matière technologique que militaire. Désormais, il y a aussi une guerre des monnaies. Pékin n’a jamais caché son intention de faire du yuan une monnaie de réserve internationale. Il est engagé dans une trajectoire longue, mais il y parviendra. A la place du dollar américain qui domine largement les échanges internationaux, on peut imaginer qu’à l’avenir trois monnaies – dollar, yuan et euro – fassent partie d’un système monétaire triangulaire.
Aujourd’hui, le risque de récession est là, mais il n’y a pas d’inflation et les banques centrales continuent à prêter pour contrer le ralentissement
Patrick Zweifel
Les Etats-Unis viennent de qualifier la Chine de «manipulatrice de sa monnaie». N’ont-ils pas raison?
La législation américaine a fixé les critères pour nommer un pays qui manipule sa monnaie. L’un des critères est que le pays en question utilise ses réserves pour manipuler les taux de change. La Chine n’entre pas dans cette catégorie. En 2007, elle avait accumulé un excédent commercial à hauteur de 10% de son produit intérieur brut. A présent, il n’est que de 0,5%. Avec une telle réduction de surplus, on ne peut pas être accusé de manipuler sa monnaie. De plus, les dernières interventions chinoises ont poussé le yuan à la hausse, pas à la baisse. L’accusation américaine manque de crédibilité.
La guerre commerciale bat son plein depuis une année. Qui en sont les gagnants et les perdants?
Les premiers perdants sont la Chine et les Etats-Unis eux-mêmes. Ils représentent ensemble 35% de l’économie mondiale. Les gagnants sont relatifs: il y a ceux qui profitent de la politique de substitution des biens importés. L’Union européenne et l’Asie émergente en profitent. Les pays d’Amérique latine sont, eux, devenus de nouvelles sources d’approvisionnement en produits agricoles pour la Chine. Entre-temps, Pékin a réduit les droits de douane pour de nombreux produits importés. En moyenne, les tarifs sont moins élevés en Chine aujourd’hui qu’au début de la crise.
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L’Europe est-elle réduite à jouer le rôle de témoin passif dans cette crise sino-américaine?
Elle est témoin, mais elle est aussi directement concernée. Elle a subi comme d’autres pays les droits de douane supplémentaires sur l’acier et l’aluminium. Elle a aussi rétorqué sur des produits spécifiques. L’Europe reste aussi sur le qui-vive dans la mesure où le président Trump menace toujours de sanctionner le secteur automobile européen. S’il va de l’avant, l’Europe répliquera. Je pense qu’on ne devrait pas jouer le jeu des Etats-Unis. Individuellement, aucun pays ne peut leur faire face. Mais collectivement, c’est possible. Donald Trump a, à juste titre, accusé la Chine de profiter d’une règle injuste et dépassée à l’Organisation mondiale du commerce. Cela concerne la Clause de la nation la plus favorisée et le Traitement spécial et différencié pour les pays pauvres. La Chine, qui n’est plus un pays pauvre comme elle l’était il y a trente ans, ne se qualifie plus pour obtenir tous les avantages. Mais ce problème doit être résolu sur une plateforme multilatérale. La zone euro, qui est collectivement la plus grande nation commerçante, a un rôle important à jouer sur ce plan.
La Suisse, comme l'Allemagne, est une économie exportatrice. Dès lors, elle subit de plein fouet les conséquences de la guerre commerciale
Patrick Zweifel
Selon l’économiste américain et ancien conseiller de Barack Obama, Lawrence Summers, «nous sommes au moment financier le plus dangereux depuis 2008». Est-il trop alarmiste?
Non. Après la crise de 2008, la reprise est revenue et la croissance mondiale a été en moyenne de 3%, avec un pic à 3,5% en 2017. Pour 2019, elle ne sera que de 2,8%. Mais si l’on tient compte des derniers indicateurs avancés, elle ne pourrait être que de 2,2%. La production industrielle recule, le commerce mondial stagne et le niveau d’incertitude est inquiétant. Il y a un sentiment qui empêche les entreprises d’investir. Cela dit, on ne peut pas comparer 2008 à 2019. Il y a dix ans, il y avait un excès d’endettement massif, plus particulièrement chez le consommateur américain. Aujourd’hui, le risque de récession est là, mais il n’y a pas d’inflation et les banques centrales continuent à prêter pour contrer le ralentissement.
Quels seront les signaux à surveiller dans cette phase de ralentissement?
Dans tous les cycles, le secteur décisif est le comportement des ménages. S’ils renoncent aux gros achats (logement), aux biens durables (autos) et aux produits de consommation courante, les voyants se mettront automatiquement au rouge. Nous n’en sommes pas là. La confiance des consommateurs américains est au plus haut niveau depuis vingt ans, les salaires évoluent globalement à la hausse et les conditions de travail sont plutôt bonnes. Tant qu’il n’y a pas capitulation de la part du consommateur, on n’est pas dans le rouge.
Quels sont les leviers dont disposent les Etats-Unis et la Chine pour faire face au ralentissement?
La Chine n’a pas encore baissé les taux. Elle dispose de marge puisque les taux sont très élevés. Les banques sont solides parce que les réserves obligatoires sont conséquentes. Fiscalement, Pékin peut aussi lâcher du lest comme elle peut augmenter les dépenses sur les travaux d’infrastructures. Certes, ces mesures posent un défi à long terme parce qu’elles gonflent l’endettement. Les entreprises sont déjà très endettées, ce qui constitue un frein à l’investissement. En 2016, le président Xi Jinping avait juré de faire de l’équilibre financier sa priorité. Depuis, il a réorienté sa vue vers un maintien de la croissance. Surtout, il veut éviter une baisse brutale de l’activité. Quant aux Etats-Unis, ils ont moins de contrainte fiscale. Il est généralement perçu que la dette américaine n’est pas un souci tant que le dollar reste la monnaie internationale dominante.
L’économie européenne est à la traîne. Craignez-vous qu’elle s’enfonce un peu plus?
Le ralentissement de ces derniers six mois a été causé par des facteurs transitoires. Mais fondamentalement, la politique monétaire continue à être transmise à l’économie réelle et le robinet de crédit reste ouvert. Globalement, la zone euro se reprend, tirée par la France et l’Espagne. La demande intérieure reste forte. La mauvaise nouvelle vient d’Allemagne qui est une économie exportatrice et qui subit les conséquences de la guerre commerciale.
Qu’en est-il de l’économie suisse?
Elle connaît les mêmes problèmes que l’Allemagne. Le dernier indice PMI qui traque la santé des entreprises manufacturières est à son plus bas niveau depuis juillet 2009. Celui des services est aussi à la baisse. Le taux de croissance pour 2019 descendra à 1,2% selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) et à 1,1% selon le Fonds monétaire international. La Suisse connaît donc un fort ralentissement. En 2018, le taux de croissance était de 2,5%. La Banque nationale suisse (BNS) a recours à son outil de taux de change pour contenir une trop forte appréciation du franc. Si la monnaie suisse s’apprécie parce que le monde va mal, c’est une mauvaise nouvelle. Mais si elle s’apprécie parce que son économie est solide, il y a de quoi se réjouir. Malheureusement, on est dans le premier cas de figure. Oui, la tendance n’est pas bonne en Suisse. Nous avons tout de même quelques atouts: le taux de chômage [2,1% en juillet, ndlr] est bas et notre industrie opère dans des segments à haute valeur ajoutée et est donc moins exposée à la concurrence.
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Les banques centrales sont fortement sollicitées depuis 2008. Que peuvent-elles faire de plus?
Elles ont joué un rôle de premier plan depuis 2008. Elles ont été créatives et ont mis en place un éventail large de nouveaux outils (rachat de dette souveraine, rachat d’actions d’entreprises, taux d’intérêt négatif). A mon avis, elles sont prêtes à faire sauter les verrous légaux le jour où elles seront confrontées à de nouveaux défis.
«L’argent facile» mis à disposition par les banques centrales ne pose-t-il pas un problème?
La crise que l’on vit aujourd’hui est liée à la guerre commerciale. Les banques centrales ont mis en place des politiques monétaires accommodantes pour soutenir la demande globale. Résultat: moins de chômage et plus de salaires. On peut toutefois se demander pourquoi toute cette liquidité n’a pas généré la croissance et l’inflation souhaitées. La globalisation offre une partie des explications. Des pays à plus bas prix et où les salaires n’ont pas augmenté au même rythme constituent un élément nouveau et marquant dans l’économie mondiale. A terme, nous aurions pu atteindre une croissance synchronisée, mais la guerre commerciale a brisé l’élan.
Dates clés
1968 Naissance à Genève.
1991 Assistant de recherche en économie à l’Université de Lausanne pour la préparation d’un master suivi d’un doctorat.
1997 Entrée chez Pictet & Cie comme économiste sur les pays émergents.
1998 Mariage avec Catherine.
1999 Naissance d’Adrien, premier de quatre enfants.
2009 Chef économiste chez Pictet Asset Management.