Le mauvais sang d’Elizabeth Holmes, milliardaire précoce qui a trompé la Silicon Valley
Etats-Unis
La fondatrice de Theranos est au cœur d’un procès très attendu, accusée de fraude massive sur plus de 700 millions de dollars. Elle avait promis une révolution et séduit de nombreux investisseurs, la voilà qui tombe de son piédestal

Du sang, des chimères, une jeune femme au visage d’ange qui a peur des aiguilles, des faux diagnostics, de la supercherie, de la technologie et des centaines de millions de dollars. L’affaire Theranos a tous les ingrédients pour faire un bon polar. Elizabeth Holmes, ex-star de la Silicon Valley, est au cœur d’un procès très médiatisé. La sélection du jury s’est déroulée ces jours, à San Jose (Californie). Et les audiences débuteront le 8 septembre.
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Une révolution technologique?
Aujourd’hui accusée de fraude massive, Elizabeth Holmes a fondé la start-up Theranos en 2003. Elle n’avait que 19 ans. Son but: proposer un système censé révolutionner le marché des tests sanguins, qui permettrait jusqu’à 200 analyses à partir d’une seule gouttelette de sang prélevée au bout du doigt. Et le tout pour un prix défiant toute concurrence. Sauf qu’elle a vendu du rêve. Rien ne s’est passé comme présenté. Selon les procureurs, elle aurait grugé des investisseurs, médecins et patients pour une somme totale dépassant les 700 millions de dollars.
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Inculpée en juin 2018, Elizabeth Holmes, aujourd’hui âgée de 37 ans, risque jusqu’à 20 ans de prison et une amende de 3 millions de dollars si les 11 chefs d’accusation qui la visent sont retenus contre elle. En 2015, Forbes avait évalué sa fortune à 4,5 milliards de dollars et fait d’elle la plus jeune milliardaire autodidacte du pays, avant de revoir ses calculs. Son procès a été retardé plusieurs fois, notamment à cause du coronavirus. Puis elle a accouché, en juillet, d’un garçon qu’elle a eu avec son mari Billy Evans, héritier du groupe hôtelier Evans, épousé après l’effondrement de Theranos. Ceux qui la perçoivent comme diabolique et manipulatrice vont jusqu’à penser que tomber enceinte faisait partie d’une stratégie pour apitoyer les jurés et obtenir les faveurs de l’opinion publique.
Ramesh «Sunny» Balwani, ancien chef des opérations de Theranos et amant secret d’Elizabeth Holmes pendant plusieurs mois, sera également jugé dans le cadre de cette affaire. Mais lors d’un procès séparé, censé débuter en janvier. La défense d’Elizabeth Holmes va tenter de plaider qu’il exerçait une emprise psychologique sur elle. En septembre 2020 déjà, Bloomberg révélait qu’elle explorait la piste de la «maladie mentale» pour espérer obtenir la clémence du jury.
L’enquête explosive de 2015
La personnalité d’Elizabeth Holmes a de quoi intriguer. Etudiante en chimie à l’Université de Stanford – mais sans jamais aller jusqu’au moindre diplôme –, elle a eu l’occasion, lors d’un stage à Singapour, de travailler sur la détection du coronavirus du SRAS dans le sang. En 2003, elle dépose un brevet pour le suivi médical et dosages de traitements par téléphone portable et fonde la start-up Real-Time Cures à Palo Alto.
Quelques mois plus tard, elle rebaptise sa société Theranos, mélange de therapy et diagnosis. Son but: démocratiser le système des soins de santé. Touchée par la mort inattendue d’un oncle dont la maladie n’avait pas été décelée, et encouragée par sa propre peur des aiguilles médicales, elle a une double ambition: permettre la détection précoce de pathologies à l’aide de tests simples et contourner la case aiguille en se contentant d’une goutte de sang. Dix ans plus tard, en 2013, elle parvient à signer un contrat avec Walgreens, populaire chaîne de pharmacies aux Etats-Unis.
Il faudra attendre le 15 octobre 2015 pour que le scandale éclate. Le journaliste franco-américain John Carreyrou publie une première enquête dans le Wall Street Journal, qui fait l’effet d’une bombe. Theranos est accusée d’avoir exagéré à la fois la qualité et la fiabilité de sa technologie. Recours réguliers à des laboratoires et techniques traditionnels alors qu’Elizabeth Holmes vantait une méthode révolutionnaire, faux contrats, résultats inexacts, mensonges, absence d’études scientifiques sérieuses, beaucoup d’opacité: Theranos apparaît comme un vaste écran de fumée.
Edison, son outil magique qu'elle a fait miroiter pour obtenir des diagnostics ultrarapides, ne fonctionne en fait pas vraiment. Montrée du doigt, démasquée, Elizabeth Holmes se rebiffe. John Carreyrou tient bon. Il publiera plus tard, en 2018, Bad Blood: Secrets and Lies in a Silicon Valley Startup. «C’est ce qui arrive quand vous travaillez pour changer les choses. D’abord on pense que vous êtes fou et on vous combat, et soudain vous changez le monde», s’est défendue la femme d’affaires sur CNBC.
Changer le monde? Pour Elizabeth Holmes – friande de cols roulés noirs comme le défunt patron d’Apple, Steve Jobs, qu’elle admire –, les articles du Wall Street Journal marquent le début de sa descente aux enfers. Les unes de magazines en papier glacé, c’est terminé. Ou alors pas pour les bonnes raisons. Les doutes augmentent. Des institutions pharmaceutiques et médicales se détournent de Theranos. C’est le cas de Walgreens. Le monde entier découvre que la valeur financière de la société, estimée en 2016 à 9 milliards de dollars par Forbes, aurait été surévaluée, se reposant sur des supercheries.
Henry Kissinger et Rupert Murdoch
En juillet 2016, première sanction. Les Centers for Medicare and Medicaid Services (CMS), autorité sanitaire américaine qui supervise les contrôles des laboratoires, interdisent à Elizabeth Holmes de travailler dans l’analyse sanguine pour une période de deux ans. Acculée, la patronne annonce quelques mois plus tard le licenciement de 340 employés. Même le Texas intente une action en justice contre Theranos. Motif invoqué: la société a vendu plus de 1,5 million de tests à des habitants de l’Etat sur la base de fausses indications. Theranos échappe à un procès en payant l’équivalent de 4,6 millions de dollars.
En mars 2018, Elizabeth Holmes tente un dernier coup de poker: accusée de fraude par la SEC (Securities and Exchange Commission), le gendarme de la bourse, elle accepte de payer une amende de 500 000 dollars en échange de l’abandon d’une partie des poursuites qui la visent. Elle cède également une partie du capital de son entreprise, et se soumet à la décision de ne diriger aucune entreprise cotée en bourse jusqu’en 2028. Elle quitte officiellement son poste de directrice générale de Theranos en juin 2018, mais tout en restant présidente du conseil d’administration. Jusqu’à la dissolution définitive de l’entreprise, en septembre 2018.
L’accusation parviendra-t-elle à trouver les preuves suffisantes pour confirmer les malversations dont est soupçonnée Elizabeth Holmes? En février 2021, les procureurs lui ont reproché d’avoir, avec d’autres cadres, dissimulé des documents importants en liquidant Theranos.
L’affaire a été très médiatisée. Le procès le sera tout autant. Il sera d’ailleurs aussi un peu le procès de la Silicon Valley. Tant l’ex-secrétaire d’Etat Henry Kissinger que l’ancien ministre de la Défense James Mattis, ou encore le magnat des médias Rupert Murdoch, pourraient être appelés à la barre. Les deux premiers ont siégé au conseil d’administration de Theranos. Kissinger a d’ailleurs signé le portrait d’Elizabeth Holmes lorsque le magazine Times l’a classée parmi les 100 personnalités les plus influentes, en 2015. Quant à Rupert Murdoch, il a notamment eu affaire à elle lorsqu’elle a tout tenté pour empêcher la publication de l’enquête dévastatrice de John Carreyrou. Mais il a également investi près de 125 millions de dollars dans la start-up, en laquelle il a cru, comme beaucoup d’autres.
Souvent dépeinte comme une personnalité brillante et tenace, qui parle couramment le mandarin, Elizabeth Holmes avait le nez pour s’entourer de gens puissants et fortunés. Son premier investisseur était d’ailleurs Tim Draper, capital-risqueur de la Silicon Valley et ami de la famille. Son chèque? Un million de dollars. Betsy DeVos, ministre de l’Education sous Trump, a également fait partie des soutiens financiers de Holmes.
Dans un registre plus émotionnel, parmi les témoins qui se présenteront au procès, il y aura également de simples patients, victimes de faux diagnostics. Ils seraient des milliers à avoir été trompés par Holmes, assurent les procureurs. Un homme a par exemple été déclaré séropositif à tort. Et une femme a vécu une grossesse extra-utérine potentiellement mortelle, alors que le test n’avait pas diagnostiqué de grossesse.
La saga Holmes, qui pourrait encore connaître des rebondissements ces prochains mois, fera l’objet d’un film, Bad Blood, dont la sortie est prévue pour 2022. Basé sur l’ouvrage de John Carreyrou, il est réalisé par Adam McKay avec, dans le rôle principal, Jennifer Lawrence. Mais la charismatique ex-reine de la Silicon Valley en a également inspiré d’autres. Elle a par exemple fait l’objet d’un documentaire de HBO, The Inventor: Out for Blood in Silicon Valley (2019).