Santé: «Le système des prix est à revoir»
Interview
L’entreprise pharmaceutique belge UCB est montée en puissance en Suisse avec une nouvelle usine de production désormais entièrement opérationnelle. Son patron, Jean-Christophe Tellier, explique notamment comment le Big Data pourra freiner la hausse des coûts de la santé

Le départ, en 2012, de Merck Serono à Genève avait stupéfié la région lémanique. A cette période, une autre entreprise pharmaceutique, le groupe belge UCB, augmentait ses effectifs à Bulle. Plusieurs spécialistes de Serono ont ainsi rejoint le canton de Fribourg pour permettre à la société de progresser plus rapidement et avec davantage de sécurité dans le monde de la biotechnologie. UCB, qui va sans doute atteindre cette année un chiffre d’affaires de 4 milliards d’euros, fête ses 20 ans de présence en Suisse.
Le Temps: Etes-vous satisfait de la marche des affaires et de la stratégie d’UCB?
Jean-Christophe Tellier: Oui, tout à fait. Les résultats à la fin du premier semestre montrent que la stratégie du virage pris en direction de la biotechnologie, notamment avec notre site de Bulle (FR), porte ses fruits. UCB, qui était une société chimique, s’est spécialisée en immunologie, en particulier dans les maladies inflammatoires, avec un médicament contre l’arthrite rhumatoïde (Cimzia), et en neurologie, avec des traitements de la maladie de Parkinson (Neupro) ou l’épilepsie (Vimpat).
– La croissance est donc au rendez-vous…
– Celle de nos produits stratégiques a atteint près de 20% au premier semestre 2016. Cimzia est devenu, dans toutes ses indications, un blockbuster, soit un produit qui dépasse le milliard de chiffre d’affaires annuel. Et nous avons pour objectif d’atteindre 1,5 milliard pour ce seul médicament d’ici 2020.
– Vous entrez également dans un nouveau domaine, l’ostéoporose, en collaboration avec la société américaine Amgen. Qu’en est-il?
– Il s’agit en effet de la molécule romosozumab, issue de l’acquisition de la petite société britannique Celltech en 2004. Le développement de ces recherches, dès le début, est partagé sur la base d’un contrat à parts égales avec Amgen qui avait déjà un accord avec Celltech lorsque nous avons acquis l’entreprise.
– Qu’y a-t-il de particulièrement innovant dans cette molécule?
– Notre dossier d’homologation vient d’être accepté aux Etats-Unis. Deux études cliniques de phase III montrent que ce sera le premier médicament capable de reconstituer l’os. Les traitements actuellement sur le marché se limitent à un ralentissement de l’ostéoporose, sachant qu’une fois que le pic de densité osseuse est atteint, vers l’âge de 25 ans, le cycle de renouvellement de l’os décline inexorablement.
– Quel mécanisme entre en jeu?
– La découverte de cette molécule est basée sur l’observation d’une petite population en Afrique du Sud qui a la particularité génétique d’avoir des os extrêmement denses et qui, contrairement au processus normal, augmente leur densité osseuse au cours de l’existence. Il a été possible de mettre au point artificiellement ce mécanisme agissant sur une protéine très spécifique.
– Y a-t-il des chances pour que ce médicament, attendu dès 2017-2018, soit fabriqué en Suisse, à Bulle plus particulièrement?
– Non, c’est Amgen qui prendra en charge la fabrication, et cela m’étonnerait qu’ils aient besoin des capacités de production d’UCB.
– La croissance d’UCB et son virage technologique sont principalement dus à l’acquisition de deux entreprises, Celltech en Grande-Bretagne et Schwarz pharma en Allemagne. Allez-vous continuer à croître par acquisitions d’entreprises ou l’achat de molécules à développer?
– Nous avons l’ambition de désormais croître en interne en faisant fructifier notre pipeline qui comprend neuf produits en phase de développement I et II. C’est absolument unique dans l’histoire d’UCB. Cet objectif n’exclut toutefois pas la création de partenariats et de coopérations, notamment avec des centres universitaires, afin d’optimiser les chances de succès scientifique.
– UCB est l’acronyme d’Union chimique belge. N’est-ce pas le moment de changer de nom pour marquer l’entrée du groupe dans le monde de la biotechnologie?
– Peu de gens se souviennent de la signification des trois lettres UCB. Ce sigle constitue une trace de l’histoire de la société, sans pour autant être incohérent avec notre recentrage sur la biotechnologie et la biopharmacie.
– Quelle est la position d’UCB dans la grande discussion sur le prix jugé excessif des médicaments par différentes autorités de santé?
– Nous sommes favorables à lier le prix d’un médicament à la valeur créée. Cela soulève deux questions: primo la mise en place d’outils plus complets pour déterminer cette valeur thérapeutique, et secundo la capacité des systèmes de santé à pouvoir traquer cette valeur.
– Concrètement, êtes-vous favorable à un prix lié, cas par cas, à l’efficacité du médicament sur tel ou tel patient?
– Sur le principe je suis d’accord pour autant que toute la chaîne de valeur, du médecin prescripteur à l’hôpital, en passant par l’industrie pharmaceutique, puisse être évaluée selon sa valeur ajoutée spécifique. Cela dit, UCB a déjà mis en place quelques protocoles dans lesquels l’entreprise s’engage à prendre partiellement ou totalement en charge le coût de traitements qui ne répondent pas auprès des patients.
– Par exemple?
– Cela concerne principalement le médicament Cimzia, contre l’arthrite rhumatoïde, qui permet d’effectuer un contrôle d’efficacité très clair après 12 semaines. Des discussions ont eu lieu avec des hôpitaux aux Etats-Unis et en Espagne pour établir des règles de prise en charge par UCB des coûts des traitements inefficaces auprès de tel ou tel patient.
– Quels obstacles voyez-vous à la généralisation d’un tel système?
– Je constate que cela peut fonctionner dans des infrastructures de santé décentralisées, par exemple dans un hôpital dynamique qui dispose d’une forte compétence budgétaire. Les systèmes centralisés sont, eux, le plus souvent gérés via des enveloppes budgétaires qui rendent très difficiles une approche individuelle de l’efficacité d’un traitement qui devrait être suivi à travers un historique complet du patient.
– Le critère royal des résultats des essais cliniques pour déterminer la valeur, et donc le prix d’un médicament, serait-il incomplet?
– Oui car il s’agit de données récoltées dans un cadre expérimental et non dans la vraie vie de tel ou tel patient. Pour le moment, nous manquons encore de données pour avoir une vue complète de la situation.
– Le Big Data, soit la récolte massive de données et leur traitement pour définir des algorithmes, devrait révolutionner ces pratiques, n’est-ce pas?
– Oui. Nous avons entamé une collaboration avec Georgia Tech, à Atlanta (Etats-Unis) sur la base de données les plus complètes possibles fournies pas des patients qui prennent des médicaments contre l’épilepsie. L’un des problèmes avec cette maladie, c’est la différence d’efficacité du traitement d’un patient à l’autre, et nous n’avons encore aucun moyen de savoir, au départ, si le médicament va fonctionner ou non.
La capacité d’analyse d’une masse de données très diverses par Georgia Tech, et la mise au point d’algorithmes nous permettront sans doute d’effectuer de notables progrès.
– Cela nécessite cependant une collaboration étroite entre tous les acteurs du système de santé?
– Absolument, car il faut pouvoir, par exemple, corréler des données tirées d’essais cliniques, celles du suivi médical et hospitalier, et celles des remboursements effectués par exemple par les caisses maladie. On débouche alors dans un monde fait moins d’hypothèses que de preuves fiables et indubitables.
Il sera dès lors possible, à la fois d’améliorer la prise en charge des patients et de permettre de calculer le juste prix d’un médicament inséré dans la totalité de la chaîne de valeur du traitement.
– Récemment, 13 sociétés fabriquant des génériques ont attaqué en justice UCB aux Etats-Unis pour contester la validité d’un brevet d’un médicament contre l’épilepsie arrivant à échéance en 2022. Les entreprises innovantes se sentent-elles exagérément sous pression?
– Nous avons heureusement gagné ce procès en première instance dans l’Etat du Delaware. Cette agressivité accrue de la part des génériqueurs vient du fait qu’il y a moins de brevets sur de grosses molécules qui sont tombés ces derniers temps. Les entreprises innovantes doivent vivre dans cet environnement juridique.
J’espère qu’au fil des procès perdus par les entreprises de génériques, ces dernières reviendront à davantage de raison afin de stopper cette tendance de contestation des brevets de nombreuses années avant leur échéance. Cela dit, je suis tout de même favorable à un système de compétition qui stimule l’innovation et tire les prix vers le bas à l’échéance des brevets.
– Vous disposez d’un centre de recherche à Slough en Grande-Bretagne. Le Brexit vous incite-t-il à revoir vos plans de développement?
– Personne ne connaît encore les modalités de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Il est clair que pour UCB, des éléments comme la libre circulation des chercheurs et la possibilité de recruter des scientifiques de grand talent dans le monde entier sont primordiaux. Nous sommes attentifs, mais pour l’instant le centre de Slough fonctionne très bien et nous ne sommes pas à la recherche d’un centre de recherche supplémentaire, à Bulle par exemple, pour compléter notre autre centre en Belgique.
– Depuis l’arrivée en Suisse d’UCB, il y a 20 ans, les conditions-cadres se sont-elles dégradées?
– Non, je ne le pense pas. Jusqu’à aujourd’hui nous avons toujours eu la capacité de pouvoir recruter des collaborateurs scientifiques et techniques de haut niveau. Mais je ne sais pas comment pourra se traduire, pour l’industrie pharmaceutique, la tendance actuelle, dans plusieurs démocraties de restreindre la libre circulation des personnes. L’ouverture est clairement, pour UCB, un facteur de succès.