La Suisse officielle aime prendre son temps pour disséquer les crises. A un an de distance, elle tente toujours d’élucider les circonstances qui ont poussé le président de la Banque nationale (BNS) Philipp Hildebrand à démissionner, le 9 janvier 2012. Deux enquêtes sont en cours: l’une, menée par la justice zurichoise, doit déterminer comment des extraits de ses comptes bancaires sont tombés aux mains de Christoph Blocher. L’autre, conduite par une délégation parlementaire, vise à comprendre comment le Conseil fédéral a géré une crise qui a fissuré le cœur même du pouvoir helvétique.

Les sept membres du gouvernement ont été entendus. Le rapport final, promis depuis des mois, pourrait tomber au cours du premier semestre 2013. Les auditions se concentrent notamment sur le rôle joué par la ministre des Finances Eveline Widmer-Schlumpf, qui a soutenu Philipp Hildebrand presque jusqu’au bout.

Des éléments inédits exhumés en marge de ces enquêtes, notamment par des médias alémaniques, et les confidences recueillies par Le Temps auprès de protagonistes directs, donnent une vision nouvelle de l’affaire: plus chaotique, plus humaine, plus passionnelle que froidement politique. La personnalité de Philipp Hildebrand, sa passion inédite pour le «job» ont pesé lourd dans sa gestion de la crise. Eveline Widmer-Schlumpf a tenté de le sauver in extremis, de façon plus active que ce qu’elle a laissé entendre publiquement depuis la démission du banquier central. Cet appui a rendu plus dramatiques encore ses ultimes heures à la tête de la BNS. Sollicité, Philipp Hildebrand ne s’est pas exprimé.

Erreurs d’aiguillage

Dès la découverte de l’achat de dollars effectué par la femme de Philipp Hildebrand le 15 août 2011, la Banque nationale prend une décision qu’elle va ensuite regretter. La transaction, potentiellement délicate, «aurait dû être étudiée par un comité spécial», affirme une source très au fait du fonctionnement de la BNS. Or elle n’est soumise qu’à une seule personne, le juriste en chef de l’institution, qui passe l’éponge, pour cette fois.

A ce blanc-seing accordé un peu vite s’ajoute un second problème. Le 15 décembre, lorsque Christoph Blocher lui apporte les copies des relevés bancaires de Philipp Hildebrand, Micheline Calmy-Rey interpelle directement Philipp Hildebrand. Le 23, il est convoqué à Berne par une délégation restreinte du Conseil fédéral. Or, selon un autre connaisseur, il aurait été préférable de s’adresser d’abord au Conseil de banque, l’instance de contrôle de la BNS, même si son utilité est jugée très relative par certains. Cela aurait protégé Philipp Hildebrand en dressant un paravent entre lui et la crise. Au lieu de cela, le Conseil fédéral l’expose.

C’est à Micheline Calmy-Rey, alors présidente de la Confédération, qu’incombe la décision de traiter en direct avec le principal intéressé. Elle s’appuie sur l’article 25 de la loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration, qui autorise le président à «demander en tout temps des éclaircissements sur des affaires déterminées et propose[r] au Conseil fédéral les mesures qui lui paraissent opportunes».

Echaudée par la crise libyenne, dans laquelle le manque de coordination au sommet de l’Etat a été critiqué, Micheline Calmy-Rey veut que les décisions se prennent rapidement et de manière confidentielle, en impliquant le moins de personnes possible. Pour éviter les fuites, les échanges écrits sont réduits, les discussions se tiennent dans la salle de crise du Département des affaires étrangères, étanche aux écoutes, et le Conseil fédéral communique avec Philipp Hildebrand par SMS.

«Enfin, M. Hildebrand, ça ne se fait pas!»

Au début de la crise, le président de la BNS est décrit par un initié comme «très allant, très sûr de lui», voulant gérer la situation seul, avec ses conseillers. Le 23 décembre, lorsqu’il comparaît devant la délégation du Conseil fédéral – Micheline Calmy-Rey, Eveline Widmer-Schlumpf et la ministre de la Justice Simonetta Sommaruga –, l’achat de dollars par sa femme ne lui apparaît pas le moins du monde problématique. «Ce sont elles qui ont dû lui dire: mais enfin, M. Hildebrand, ça ne se fait pas d’utiliser un compte joint pour une transaction comme ça, quand on est président de la BNS!, se souvient une source proche du gouvernement. Ça ne lui est venu que petit à petit.»

Très remontée, Micheline Calmy-Rey enjoint au banquier central de «mettre sur la table» tous les faits concernant la transaction de sa femme lors d’une conférence de presse. Philipp Hildebrand ne sait pas trop, hésite, temporise. En fin de journée, la BNS publie un communiqué cryptique décrivant le cas comme «réglé». «C’était le contraire de ce qu’il fallait faire, estiment des proches du Conseil fédéral. Mais le gouvernement ne pouvait donner que des conseils à Hildebrand, pas des ordres.»

Le soir même, Philipp Hildebrand dîne avec son avocat Peter Nobel à la Kronenhalle, l’un des restaurants les plus en vue de Zurich. C’est un spécialiste du droit bancaire, mais aussi le conseiller juridique personnel des puissants – de l’éditeur Michael Ringier au patron de Novartis, Daniel Vasella. Originellement ancré à gauche, il a été l’avocat de Martin Ebner, un financier qui fut le partenaire de Christoph Blocher dans les années 1990.

A Zurich, on suppute que c’est à cette époque que remonte la haine viscérale que Peter Nobel éprouve pour l’UDC et son chef. «Son credo, c’est: jamais Blocher ne remportera la victoire dans ce pays! Il a contribué à l’entêtement de Philipp Hildebrand au cours de cette crise», estime une personne qui a suivi les événements de très près.

A côté de Peter Nobel, dont les services sont rémunérés par Philipp Hildebrand, la BNS engage et paie un professionnel de la communication, Jörg Denzler. L’institution voulait «s’efforcer de recevoir un avis extérieur» en s’adjoignant un «conseiller en communication externe», explique aujourd’hui son porte-parole, Walter Meier. Or Jörg Denzler est le «communicant» attitré de Peter Nobel, qui recommande chaudement ses services à ses clients.

Derrière le rôle joué par ces conseillers, des connaisseurs de l’affaire décèlent la volonté de Philipp Hildebrand de piloter directement la gestion de la crise. «L’un des points qui l’ont perdu est le syndrome du sportif d’élite, estime une personne qui l’a côtoyé durant cette période. Il a été l’un des meilleurs nageurs suisses de sa génération, il est habitué à fournir le dernier effort pour gagner une course. Il a dû se dire: cette fois aussi, j’irai jusqu’au bout.» Ce qui explique qu’il ait eu, au final, tant de peine à démissionner.

Week-end d’angoisse

Le samedi précédant son départ, la situation de Philipp Hildebrand est désespérée. Un courriel produit par sa banque montre qu’il a bien approuvé la transaction en dollars de sa femme, alors qu’il affirmait n’en avoir «pas connaissance». Ce 7 janvier, il se présente devant le Conseil de banque, qui conclut que sa démission est inéluctable. «A ce stade, il n’est toujours pas persuadé de démissionner, mais s’y résout», résume un initié. Le soir même, pourtant, Philipp Hildebrand est déjà revenu sur sa décision.

Il faut dire que la situation «était bizarre», rappelle un des protagonistes, parce que «Philipp Hildebrand avait accepté de démissionner, mais ce n’était pas effectif immédiatement». D’une part, détaille-t-il, «les conditions exactes de son départ restaient à finaliser. Cela comprenait notamment ses futures activités car le règlement n’était pas si clair que cela. N’oubliez pas non plus qu’il s’agissait de la première fois que cette situation se produisait. C’était une énorme affaire.» D’autre part, se tenait à Bâle le dimanche la réunion d’une trentaine de banquiers centraux du monde entier au siège de la Banque des règlements internationaux (BRI), alors que la crise de la zone euro était encore aiguë. «Cela arrangeait tout le monde que Philipp Hildebrand puisse y aller, sinon la Suisse n’aurait pas été représentée, car son remplaçant n’était pas encore nommé.»

A Bâle, des homologues étrangers l’encouragent à rester en poste – c’est du moins ainsi qu’il interprète les témoignages spontanés de sympathie qu’il reçoit. Deux sources proches de lui attestent en outre qu’au cours du week-end, Eveline Widmer-Schlumpf l’aurait appelé pour lui enjoindre de ne pas démissionner. Le Département des finances ne commente pas. Cependant, la nouvelle présidente de la Confédération «a toujours soutenu Hildebrand et a essayé par tous les moyens de le sortir d’affaire», se souvient une source proche du Conseil fédéral.

Le dimanche, sur demande d’Eveline Widmer-Schlumpf, le gouvernement tient une séance téléphonique consacrée à la BNS. Le diagnostic établi la veille par le Conseil de banque – la démission de Philipp Hildebrand s’impose – passe mal. Le Conseil fédéral ne comprend pas le virage à 180 degrés effectué depuis la conférence de presse du jeudi 5 janvier, au cours de laquelle le président de la BNS avait assuré qu’il resterait à son poste. Il n’avalise donc pas tout de suite son départ. «Il est possible que, dans la situation de fébrilité dans laquelle il se trouvait, Philipp Hildebrand ait interprété cette position du Conseil fédéral comme un soutien», note une personne qui suivait la situation de près.

A l’issue de cette conférence, Philipp Hildebrand met son mandat à disposition d’Eveline Widmer-Schlumpf – une sorte de troisième revirement, après la démission acceptée puis retirée la veille. Dimanche soir, il est toujours à Bâle, pour représenter la Suisse au dîner présidé par le gouverneur de la Banque d’Angleterre. Pendant ce temps, à Zurich, son avocat Peter Nobel rencontre les deux autres membres du directoire de la BNS, Thomas Jordan et Jean-Pierre Danthine. Ils lui font comprendre que l’attitude de son client rend la gestion de la banque impossible. Qu’on ne peut pas, face à des institutions comme le Conseil fédéral ou le Conseil de banque, démissionner un jour et se rétracter le lendemain. «Les explications ont été franches et dans des termes pas toujours diplomatiques», confie un interlocuteur qui précise qu’au directoire de la BNS, «la nuit du dimanche au lundi a été agitée».

Pour tous ceux qui l’ont vu de l’intérieur, le suspense de ce dernier week-end a été insoutenable. Philipp Hildebrand y est décrit comme tendu, volatil, guettant le moindre signe favorable lui permettant de repousser l’échéance. Le dimanche soir, et jusqu’au lundi matin, il attend un signe d’Eveline Widmer-Schlumpf. Tente même de la joindre directement. N’y parvenant pas, il se résigne et annonce sa démission en fin de matinée le lundi. Non sans avoir, à 9h15, participé à un dernier petit déjeuner à Bâle, au 18e étage de la tour de la BRI, parmi ses pairs.