Comment réorienter nos économies de manière à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre? C’est la redoutable tâche à laquelle doivent s’atteler toutes les nations engagées dans la lutte contre le changement climatique. Selon les travaux les plus récents du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), pour éviter les pires conséquences du réchauffement, il est indispensable d’atteindre la neutralité carbone en 2050 – à ce moment-là, nous ne devrons pas émettre plus de CO2 que nous pourrons en absorber. Le Conseil fédéral s’est engagé à relever le défi.

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Pour y parvenir, différents outils existent, dont l’un a la faveur des économistes: c’est la taxe carbone. En renchérissant les activités et produits qui émettent de grandes quantités de gaz à effet de serre, cette taxe doit rendre plus compétitives les alternatives plus écologiques et ainsi faciliter leur déploiement. La Suisse fait figure de précurseuse dans ce domaine puisqu’elle est un des rares Etats à avoir adopté une telle taxe, même si elle n’est que partielle. La loi révisée sur le CO2, sur laquelle les Suisses s’exprimeront le 13 juin, entend renforcer cette approche.

Le Temps: Qu’est-ce que la taxe carbone?

Philippe Thalmann: C’est une taxe sur les produits énergétiques proportionnelle à la quantité de gaz à effet de serre qui sera émise lors de leur combustion. En Suisse, une taxe carbone a été introduite en 2008 sur les combustibles fossiles, principalement l’huile de chauffage et le gaz. C’est une taxe incitative destinée à encourager les propriétaires d’immeubles à remplacer leur chaudière à mazout par un raccordement au réseau de chauffage à distance, une pompe à chaleur ou une autre ressource renouvelable, ou au minimum à assainir leur bâtiment pour moins consommer. Elle repose sur un principe économique de base: quand quelque chose devient plus cher, on cherche à en acheter moins ou à le substituer. Pour des raisons politiques, il a été décidé de ne pas soumettre les carburants à cette taxe, même s’ils entraînent aussi d’importantes émissions de CO2.

Quels sont les avantages d’une telle taxe?

C’est l’instrument le moins dirigiste qui soit. Il n’y a aucune interdiction, on peut continuer à consommer autant de mazout qu’on le souhaite, ou trouver la meilleure solution pour en utiliser moins. Chacun est libre de son choix. Cette taxe a fait ses preuves. C’est dans le secteur du bâtiment, le seul à lui être soumis, que les réductions d’émissions ont été les plus importantes, d’environ un tiers depuis 1990. En revanche, dans le secteur des transports, qui n’est pas concerné, il n’y a pas eu de diminution des émissions au cours de la même période.

Que prévoit la loi révisée sur le CO2 par rapport à la taxe carbone?

La nouvelle loi prévoit une continuation de la taxe et son augmentation graduelle. Aujourd’hui nous sommes à 96 francs par tonne de CO2, soit 25 centimes par litre de mazout, avec un plafond à 120 francs. La nouvelle loi prévoit de la faire monter par étapes jusqu’à 240 francs si nécessaire. Le sentier de progression est tracé par rapport aux objectifs de réduction à atteindre. Si on respecte ces objectifs, le niveau de la taxe ne bougera pas. Si les émissions ne diminuent pas suffisamment, on devra renchérir le mazout, de manière à atteindre les objectifs. Et il n’est toujours pas question de l’étendre aux carburants. Mais ceux-ci seront touchés autrement.

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Où se situe la Suisse par rapport à la taxation du carbone?

Le niveau de la taxe suisse est l’un des plus élevés au monde. Mais peu d’Etats ont réellement introduit une taxe carbone. L’Allemagne ou l’Autriche par exemple y réfléchissent, mais n’y sont pas encore parvenus. Il faut toutefois rappeler que ce n’est qu’un des instruments dont les Etats disposent pour lutter contre le réchauffement climatique. Il y a aussi la promotion des transports publics, des énergies renouvelables, la réglementation, ou encore le marché de droits d’émissions, qui concerne les gros émetteurs. Une quarantaine d’entreprises participent déjà à ce système en Suisse. Depuis l’année dernière, notre marché carbone est connecté au marché européen. Au lieu de mettre en place la taxe carbone, on aurait aussi pu généraliser ce régime à toutes les entreprises et tous les propriétaires de bâtiments, mais cela aurait nécessité de calculer des droits d’émissions pour chaque participant et d’évaluer ce que chacun a réellement émis. Cela représente beaucoup de bureaucratie. La taxe carbone est plus simple à mettre en place.

Il y a tout de même des résistances dans certains milieux économiques. En général, les taxes ne dopent pas l’économie, au contraire…

La taxe carbone est l’instrument libéral par essence. Si elle est peu appréciée, c’est qu’on la paie encore sur ses émissions résiduelles, même si on pollue peu. Comme la taxe poubelle, qu’on paie sur ses derniers sacs, même quand on a trié de manière exemplaire. A la place de la taxe, on pourrait choisir de subventionner les entreprises qui réduisent leurs émissions, mais, dans ce cas, d’où viendrait l’argent? On fait ça dans l’agriculture: on paye les paysans pour préserver les espaces naturels, car on souhaite maintenir leur activité. Mais cela n’a pas de sens de le faire dans le domaine du transport aérien ou de l’industrie. Pour des raisons d’efficacité et d’acceptabilité sociale, la taxe doit cependant être accompagnée de mesures compensatoires. Elle peut en effet être un fardeau pour certaines catégories de la population. On peut utiliser les recettes générées par la taxe pour aider les ménages ou les entreprises en difficulté à réduire leurs émissions. Cela se fait déjà dans le secteur des transports, où la taxe prélevée sur les poids lourds sert à subventionner le ferroutage.

Qui sera le plus touché par la taxe carbone?

La taxe CO2 sur les combustibles a surtout un impact sur les ménages qui vivent dans des maisons ou appartements chauffés au mazout et mal isolés. Les locataires ne peuvent rien faire dans cette situation. Mais il ne faut toutefois pas surestimer cet effet, car le propriétaire d’un immeuble dont les charges sont élevées est obligé d’adapter son loyer s’il veut éviter que les gens aillent s’installer ailleurs. Et puis il y a le Programme Bâtiments, qui aide justement les propriétaires à assainir leurs immeubles. La nouvelle loi sur le CO2 pourrait aussi entraîner un renchérissement des carburants, puisque les importateurs devront compenser une plus grande partie de leurs émissions et vont répercuter ces frais sous forme de hausse de prix. Mais celle-ci est encadrée. Actuellement, la limite est de 5 centimes. Elle va augmenter au plus à 10 centimes puis à 12 dès 2025. D’un point de vue économique, ça n’a pas de sens de fixer un tel plafond, car on ne sait pas combien les projets de compensation coûteront. Mais il a été fixé de manière à rassurer les automobilistes.

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Le fonds climatique n’est-il pas un instrument paradoxal, puisqu’il sera alimenté par les recettes de la taxe carbone, qui seront logiquement amenées à diminuer à l’avenir?

Le fonds pour le climat sera alimenté par différentes sources: la taxe sur le CO2, celle sur les billets d’avion, mais aussi les sanctions sur les ventes de véhicules à trop fortes émissions, notamment. Il est vrai que le prélèvement d’une taxe incitative sur les émissions polluantes ne doit pas avoir pour objectif de financer une dépense publique pérenne, puisque la recette diminue justement quand la taxe incitative déploie ses effets. Le fonds pour le climat n’a pas ce problème: le jour où il n’y aura plus d’émissions de CO2, la taxe ne produira plus de recettes, mais il n’y aura plus besoin non plus de subventions pour réduire les émissions. Dans les années à venir, le taux de la taxe va augmenter, mais les émissions de CO2 sur lesquelles elle est prélevée vont baisser, si bien que la recette pourrait encore augmenter un peu avant de baisser fatalement.

Le remboursement d’une partie des taxes incitatives à la population via les assurances maladie est-il une bonne solution?

C’est un système bonus-malus. Si vous êtes dans la moyenne, vous récupérez via votre assurance maladie le montant de taxes que vous avez payé. Si vous polluez davantage, ce qu’on vous rembourse sera moins important que ce que vous aurez payé. On récompense ainsi automatiquement ceux qui ont réduit leur impact climatique, sans qu’il soit nécessaire de surveiller ce que chacun fait.

Comment fixer le montant de la taxe?

S’il existait une taxe mondiale, on pourrait lier son montant à l’objectif de réduction de température qui a été fixé par tous les pays signataires de l’Accord de Paris. Mais on est loin d’un tel scénario. C’est pourquoi un petit pays comme la Suisse doit assumer sa responsabilité et se fixer un objectif de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre. Il se donne ensuite les moyens nécessaires pour atteindre cet objectif, notamment une taxe CO2 qui augmente progressivement.

Pourrait-on avoir un niveau de taxe plus bas si elle était adoptée par un nombre de pays plus grand?

En théorie, oui. Malheureusement, cela ne fonctionne pas. C’est pour cela que la Suisse s’est fixé un objectif de zéro émission nette de CO2 d’ici à 2050. Il a été défini indépendamment de ce que fait le reste du monde. On espère évidemment que tout le monde agisse pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il faudrait d’ailleurs commencer par arrêter de subventionner le charbon dans les pays où c’est encore le cas.

Y a-t-il en Suisse des subventions qui se révèlent négatives pour le climat?

On peut s’interroger sur la déductibilité fiscale des frais de déplacement, surtout pour les trajets effectués en voiture entre le domicile et le lieu de travail. Le système actuel, qui varie d’un canton à l’autre, est une incitation à utiliser la voiture. Dans tous les cantons romands sauf Genève, l’automobiliste peut déduire quelque 70 centimes par kilomètre sans limitation. On pourrait plafonner la déduction au montant de l’abonnement général CFF, par exemple, comme le fait la Confédération. On peut aussi citer les subventions à l’agriculture, qui ne prennent pas vraiment en compte l’impact climatique de la production agricole. La Confédération finance par exemple des publicités pour la viande suisse alors qu’il s’agit de l’aliment qui produit le plus de gaz à effet de serre. Mais c’est un sujet délicat. Le fonds climatique prévoit de subventionner le développement de kérosène vert: c’est à double tranchant, car c’est aussi une manière de subventionner le transport aérien.

On parle souvent de zéro émission nette de CO2. Que faut-il entendre par là?

Le principe est le suivant: on peut continuer à émettre du CO2 – le scénario du Conseil fédéral avance le chiffre de 8 millions de tonnes en 2050 – mais ce qui est émis est retiré de l’atmosphère la même année et stocké de manière permanente sans jamais être réémis. On parle d’émissions négatives. Il y a plusieurs manières de le faire. On peut aspirer l’air et en séparer chimiquement le CO2, que l’on conserve éternellement à l’état minéral. On peut aussi faire pousser des arbres, qui transforment le CO2 en matière organique. Prenons l’exemple d’une usine d’incinération: 40% des matières qui sont brûlées dans une telle installation sont organiques. Elles contiennent du CO2 retiré de l’atmosphère, que l’on peut séparer chimiquement des fumées, comprimer et enfouir dans un réservoir géologique. Ce procédé peut aussi s’appliquer à une cimenterie. C’est une technologie que l’on connaît déjà, mais elle n’existe pas encore à l’échelle industrielle. Elle coûte très cher et l’on ne sait pas à l’heure actuelle qui va payer ni où le CO2 sera enfoui. Mais les nouvelles technologies peuvent se développer rapidement. Et recourir à cette approche semble indispensable, car les émissions réelles de gaz à effet de serre ne pourront pas être complètement ramenées à zéro d’ici à 2050.

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Quel est votre fond d’écran?

Noir, pour la meilleure lisibilité et le minimum de consommation électrique.

Que changeriez-vous à votre biographie?

Rien d’important, mais je n’aurais pas dû accepter certains mandats ou projets.

Quel est le paysage qui vous inspire le plus?

Le Léman avec les Alpes savoyardes, valaisannes et vaudoises de mon balcon à Pully.

Quel livre vous a le plus marqué?

Beaucoup de livres en cinquante ans. Le dernier en date: Sébastien Bohler, «Le bug humain. Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’empêcher», paru chez Robert Laffont en 2019.

Comment vous déplacez-vous le plus souvent?

A pied et en train.

Qu’est-ce que vous ne mangerez jamais, même sous la torture?

Un animal vivant, à part une huître à la rigueur.

Quelle est votre plus mauvaise habitude?

Travailler le dimanche, selon mon épouse.

1963 Naissance à Lausanne.

1986 Diplôme postgrade en économie, Université de Lausanne.

1987/1991/1992 Mariage et deux fils.

1990 PhD en économie, Université Harvard.

1994 Professeur à l’EPFL.

1999 Nomination à l’Organe consultatif sur les changements climatiques OcCC, commission d’experts sur le climat du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC).