Sans tricher ni regarder la carte ci-dessous: quels sont les trois premiers pays producteurs de cacao? Si vous avez répondu la Côte d’Ivoire, le Ghana et l’Indonésie, bravo. Sinon, vous êtes comme la plupart des Suisses: le secret bancaire peut vaciller, celui du chocolat reste bien gardé. Dans l’exposition Suchard qui se tient actuellement à Neuchâtel, un artiste a sculpté un Cervin d’où coule une rivière de lait au milieu des palmiers. Il résume ainsi le coup de génie des chocolatiers suisses à la fin du XIXe siècle: s’approprier, par l’image des montagnes et de la santé, une douceur composée pour l’essentiel d’ingrédients tropicaux importés. D’où? On ne le précisait pas.

J’ai cherché ce qui avait été publié en Suisse sur la «nourriture des dieux» – Theobroma cacao, comme l’avait baptisée Carl von Linné en 1753. J’ai trouvé des ouvrages célébrant les 100 ans du Toblerone, relatant l’épopée industrielle de Nestlé et de Lindt, de beaux livres détaillant les vertus de tel ou tel chocolat pour gourmets. Mais sur la chaîne de valeur qui relie la plantation de cacaoyers à l’usine, peu de chose.

Ainsi est née l’idée de relier entre eux les maillons de cette chaîne. Elle s’est concrétisée par un reportage au long cours dont Le Temps publie les épisodes cet été. Plus de vingt mille kilomètres parcourus dans la brousse ivoirienne ou ghanéenne, l’Amazonie équatorienne, en passant par Londres, Amsterdam, Tours, Zurich, Schwyz – et Genève.

Le monde du cacao fascine et vous hante une fois que vous y avez pénétré. Il y a plusieurs raisons à cela. La plante tout d’abord. Le cacaoyer n’est pas vraiment beau, plutôt biscornu et curieux avec ses cabosses poussant à même le tronc. La richesse est à l’intérieur. Sa fève, recelant des centaines de substances subtiles, servait à la fois de monnaie et de base à une boisson de cérémonies il y a quelque 3000 ans.

Les gens ensuite. Même si, comme toutes les matières premières, celle-ci est enjeu de luttes, de tricheries, de violences parfois, ceux qui s’y consacrent lui vouent un attachement particulier. Cette passion, je l’ai sentie chez Cecilia Apianim, planteuse ghanéenne, chez les coopérateurs de Tuih en Côte d’Ivoire ou de Supaypungo en Equateur, chez Bernard Masseret, chercheur du centre Nestlé à Tours, chez Eduardo Marquez, chocolatier à Guayaquil, chez Timothée Vidal, responsable commercial de Zamacom à San Pedro, et même chez Anthony Ward, le redouté négociant et spéculateur londonien.

Sur le plan économique, les 3,5 millions de tonnes de cacao ne pèsent pas lourd face aux 160 millions de tonnes de sucre par exemple. Mais ce marché a quelque chose d’unique, à la fois précieux et fragile. Depuis qu’il est devenu mondial, il n’a cessé d’osciller entre des périodes d’euphorie et de déprime, éternellement volatil. Sa particularité tient à sa structure. Si on y rencontre des grandes plantations au Brésil et en Asie, elles sont minoritaires. Le cacao provient d’abord du travail de quelque 2,5 millions de petits planteurs dans le monde, la taille moyenne des exploitations tournant autour de 3 hectares.

Disséminé à la base, il est concentré dans le négoce et la transformation. Trois sociétés (Cargill, Archer Daniels Midland et Barry Callebaut) contrôlent la moitié du broyage mondial des fèves. Les cinq grands fabricants de chocolat réalisent près de la moitié du chiffre d’affaires global, qui avoisine 80 milliards de dollars.

Ce contraste alimente depuis le tournant du millénaire une polémique autour de «Big Chocolate» et de ses responsabilités face au travail des enfants dans les plantations. Au-delà des campagnes menées dans les pays anglo-saxons, et en Suisse par la Déclaration de Berne, la question renvoie aux rapports Nord-Sud, à la répartition des bénéfices et des centres de décision. Dans ce débat, un élément a changé. Le consommateur du XXIe siècle est devenu plus sensible à la façon dont les biens qu’il achète sont produits, à sa santé, aux produits non dénaturés.

L’industrie du chocolat a été prise de court par ce changement de paradigme. Dans les usines, on mélangeait les fèves de toute provenance, souvent de qualité médiocre, pour fabriquer à moindre coût des produits standardisés où le cacao n’entrait que pour une part congrue. Ne rêvons pas: cela reste le cas pour la majorité de la production, de plus en plus sous-traitée d’ailleurs.

Mais les phénomènes du chocolat d’origine, le succès des segments «premium» ou «gourmets» ont fini par attirer l’attention des responsables financiers. Dans un marché rendu atone par la crise économique et les soucis liés à l’obésité, eux progressent toujours. «Un cycle se boucle», notent Sophie et Michael Coe dans leur livre The True History of Chocolate: jadis raffiné et exclusif, puis démocratisé et appauvri, le cacao regagne ses lettres de noblesse.

Mais les fabricants ont un autre souci, du côté de l’offre cette fois. Quinze ans de crise politique et de corruption, une libéralisation à la hussarde – et ratée – de sa filière ont affaibli la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao. A la mauvaise qualité des fèves s’ajoutent des craintes sur la quantité: les nouvelles plantations entraînent une déforestation ravageuse, sans souci de durabilité.

L’industrie s’est saisie du problème, qui hypothèque son futur. Elle met en place des filières d’approvisionnement assurant à la fois une rémunération décente du producteur, un meilleur contrôle de qualité pour le consommateur et des cultures soutenables pour l’environnement. La tâche est énorme, et l’histoire rend prudent sur ses chances de succès: au XIXe siècle, les colonisateurs anglais et les missionnaires bâlois avaient fait le même effort au Ghana, avec un succès relatif.

Suivre les pistes du cacao, c’est ainsi vivre sur le terrain des enjeux majeurs de notre époque. Mais c’est surtout enchaîner les rencontres avec des personnalités attachantes, hors du commun, des kilomètres de route dans des paysages somptueux. C’est s’immerger dans des pays qui, malgré leurs difficultés, regardent vers l’avenir. Bon voyage!