Poker menteur chez les banquiers
Fiscalité
Les banques ont jusqu’à lundi pour dire au régulateur si elles souhaitent participer au plan américain. L’effervescence règne dans le secteur. Beaucoup disent encore hésiter

Mercredi à midi, le Swiss Bankers’Club se réunissait dans un des cinq-étoiles qui bordent la rade genevoise. Le lieu feutré n’a pas empêché des pics de tension. L’association des cadres bancaire se rencontre quatre fois par année à Genève. Cette semaine, il n’était pas prévu de parler Etats-Unis, clients non déclarés et programme de régularisation mais, à quelques jours du délai fixé par les autorités suisses pour se déterminer, «difficile de parler d’autre chose», raconte un participant.
Ces derniers jours, la tension est montée de plusieurs crans. Les banques ont jusqu’à lundi pour signaler à leur superviseur, la Finma, leur intention de participer au programme du Département américain de la justice (DoJ). Mais uniquement si elles choisissent la «catégorie 2», destinée à ceux qui estiment avoir contrevenu au droit américain. Les autres pourront attendre l’année prochaine.
Mercredi, lorsque Claude-Alain Margelisch, le directeur de l’Association suisse des banquiers (ASB), déjeunait dans une «salle pleine», réunissant 50 à 80 personnes, selon des témoins, l’animosité était palpable. Cet accord est une «farce», gronde un responsable: «Nous devons choisir entre la peste et le choléra.»
Il y a encore quelques semaines, l’immense majorité du secteur s’apprêtait à s’annoncer aux autorités américaines et à tirer un trait sur le différend qui porte sur les clients américains non déclarés, raconte un dirigeant de la place. Puis le doute est venu s’immiscer le 5 novembre, jour où l’industrie a découvert avec stupéfaction une communication des autorités américaines apportant des précisions sur le programme. «Les banques ont réalisé qu’elles avaient le choix entre la catégorie 2 ou rien. Opter pour la catégorie 3 est extrêmement coûteux et risqué, car il faut alors prouver via une expertise indépendante qu’elles n’ont pas violé le droit américain. Or, personne n’est à l’abri d’un client qui aurait dissimulé une double nationalité américaine», explique un cadre du secteur à Genève. Et «personne ne peut prétendre n’avoir eu aucun client américain en 2008», renchérit un autre.
Les réunions, discussions, conseils se succèdent, chacun voulant connaître les intentions des autres. «Les banquiers se parlent beaucoup, pour savoir ce que chacun fait. Mais le problème, c’est qu’ils ne se font pas confiance», confie un autre cadre.
Des groupes se sont formés comme l’Association Program 2013, qui réunit 85 établissements pour partager des informations. Cette sous-association de l’ASB, gérée par un avocat zurichois, aurait même fait un sondage anonyme il y a un mois pour connaître les intentions de chacun. Résultat: une majorité écrasante d’indécis, raconte un directeur. Selon plusieurs sources, un autre petit groupe de banques battrait campagne pour motiver un maximum d’établissements à ne pas céder au «diktat» américain.
Trois jours avant le délai, beaucoup de dirigeants bancaires disent encore hésiter. Un conseiller raconte le dilemme cornélien d’un petit établissement: «Au vu de ses activités plus que limites, vaut-il mieux s’annoncer à Washington au risque de prendre une amende tellement salée qu’elle les poussera à la faillite ou tenter le tout pour le tout en restant en retrait et s’exposer au même sort que Wegelin?» La banque saint-galloise a succombé après son inculpation et disparu.
«Même à leurs conseillers, comme nous, les banques ne veulent pas dire ce qu’elles ont prévu de faire», avoue un consultant. Beaucoup repoussent la décision, estimant que le délai de la Finma est moins contraignant que celui du DoJ, fixé au 31 décembre. «Nous pouvons donner nos intentions à la Finma, mais la décision formelle peut être prise plus tard», assure un cadre. Cela n’empêche pas la frustration de gagner l’industrie. Au téléphone, Michel Dérobert s’exclame et parle de «plan diabolique» qui «met dans le même sac tous les établissements, les plus précautionneux et ceux qui ont fauté». Le secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses parle d’un «profond sentiment d’injustice» qui anime des acteurs de la place.
Les griefs s’accumulent face à Washington. Au coût «colossal» de mise en œuvre s’ajoutent les «incertitudes» quant à la taille de l’amende (le chiffre de 10 milliards de francs au total circule) et l’obligation «de se présenter comme coupable d’avoir violé le droit américain alors que la plupart des banques n’ont pas eu cette intention». En outre, certains s’inquiètent que le fisc américain (IRS) profite des informations obtenues par le DoJ pour lancer ses propres procédures. En coulisse, beaucoup s’emportent également contre les autorités suisses. Des banquiers en veulent à la Confédération qui a présenté ce plan sans en décrire tous les contours et en omettant parfois des éléments essentiels, poursuit Michel Dérobert, dont l’association n’a pas donné de mot d’ordre à ses membres. De cette rancœur émerge cependant un souhait pour l’avenir. Comme le formule un dirigeant, «il faut désormais que le Conseil fédéral et la diplomatie se réimpliquent dans le dossier, cette fois avec le concours des banques, pour parvenir à une application équilibrée du programme».
Dans l’immédiat, les banques hésitent face à cette situation qu’elles voient comme un «catch 22», une situation inextricable. Vont-elles rejoindre le dernier carré d’irréductibles? «Quelques-uns refuseront de se mettre dans le rang, mais ce sera une minorité», estime un interlocuteur. Comme le résume un directeur de banque, «le cœur dit non au programme, mais la raison commande d’y participer. Le refuser revient à exposer son établissement à une inculpation aux Etats-Unis dans un futur assez proche. C’est un risque que l’on ne peut courir. Une telle situation ferait fuir clients et collaborateurs, et précipiterait la chute de la banque.» D’autres parlent de «bluff» dans une partie qui ressemble à un poker menteur.
La Finma met en outre une pression «énorme», selon plusieurs banquiers, pour que ceux-ci participent. L’intervention de son directeur, Patrick Raaflaub, dans les colonnes de la NZZ et du Temps la semaine dernière, mettant en évidence les risques d’un refus, n’a d’ailleurs pas manqué de faire réagir. «Ce procédé n’est pas correct. La Finma outrepasse ses pouvoirs. Les banques qui ne suivent pas ses recommandations peuvent s’attendre à être ensuite punies», explique Hans Geiger. Pour l’ancien professeur de finance de l’Université de Zurich, l’offensive de Patrick Raaflaub est le signe que beaucoup de banques font de la résistance.
«Connaissant les risques, la plupart des banques doivent participer, explique un avocat de la place. Ceux qui recommandent de résister n’ont pas la connaissance des dossiers.» En outre, il sera «très difficile de renégocier avec les Américains à ce stade», juge, de son côté, l’avocat Carlo Lombardini. Xavier Oberson affiche, lui, une certaine sérénité dans une ambiance proche de l’effervescence. «Il est trop risqué de ne pas participer. Il faut opter pour la catégorie 2 et se montrer dur dans les négociations», explique le fiscaliste. Il recommande aux banques de s’accompagner d’avocats américains, qui pourront déterminer si le DoJ va trop loin dans les sanctions. «Les Etats-Unis sont un Etat de droit avec des règles et des tribunaux. J’ai confiance dans ce système.»
«Même à leurs conseillers, comme nous, les banques ne veulent pas dire ce qu’elles ont prévu de faire», avoue un consultant