«Nous poussons à la mise en place d’un système «open data» avec les données récoltées par Swisscom»
L’Interview de Doris Leuthard
La conseillère fédérale fait le bilan de quatre jours de voyage en Asie. Dans certains domaines, la Suisse peut s’inspirer de Singapour et de la Corée du Sud

Doris Leuthard , conseillère fédérale chargée de l’Environnement, des transports, de l’énergie et de la communication
«Nous souhaitons mettre en place un système «open data» avec les données récoltées par Swisscom»
Quatre jours en Asie en ce début de juillet? Le programme de Doris Leuthard, entre Singapour et la Corée du Sud, était minuté. Rencontres avec des ministres, visites de l’implantation d’une université suisse dans l’île-Etat et d’entreprises dans l’agglomération de Séoul. Ce sera finalement dans la voiture de l’ambassadeur suisse en Corée du Sud, sur le chemin du retour, que la conseillère fédérale en charge de l’Energie, des Transports, de l’Environnement et de la Communication prendra le temps de faire le bilan du voyage.
Le Temps: Quel bilan tirez-vous de ces quatre jours de visites en Asie?
Doris Leuthard: Il s’agit de pays très différents. La Corée du Sud est un très bon partenaire pour la Suisse. C’est même un pays prioritaire si l’on pense au marché qu’il offre, aux investissements possibles, à son attitude envers la technologie similaire à la Suisse et à sa stabilité politique, qui rappelle la nôtre. Je rentre en Suisse avec une bonne impression. La manière dont les Coréens gèrent les dossiers est très professionnelle et structurée. Je dois cependant constater qu’en matière d’efficacité énergétique, ils pourraient faire plus, même si des progrès ont été réalisés. Le potentiel existe notamment dans le domaine des bâtiments et des maisons. Cela s’explique en grande partie par les prix trop bas de l’électricité, des prix qui ont été longtemps subventionnés. Il y a donc un potentiel de réduction des émissions de CO2. Cette visite était également importante en ce qui concerne la place toujours plus grande occupée par les technologies de l’information et de la communication. Dans ce domaine, ils sont très avancés, plus que nous. Prenez les transports publics et la carte qu’ils ont mise au point, utilisable sur tout le réseau, quel que soit le moyen de transport. En Suisse, nous parlons du SwissPass depuis des années. Mais tout le monde se préoccupe d’abord de l’usage des données qui peuvent être récoltées. Or une telle carte est très utile pour la gestion et l’optimisation du réseau. C’est la grande différence. En Corée, la priorité va aux usagers, aux clients. Cela m’impressionne, le client est vraiment le roi, au centre des services qui sont mis à sa disposition.
– Vous dites que la Corée du Sud est un partenaire clé, pourtant des experts affirment que ce marché est sous-estimé par les entreprises suisses, alors qu’il compte 50 millions de consommateurs avec un pouvoir d’achat incomparable avec celui de la Chine, qui, elle, est prise d’assaut…
– En effet, encore trop peu d’entreprises suisses osent franchir le pas et venir en Corée. C’est un pays à la fois très ouvert, avec une attitude très amicale, mais aussi difficile à appréhender. Sa structure économique, avec beaucoup moins de PME, mais fait d’immenses conglomérats, est aux antipodes de la nôtre. Conclure des partenariats, comme ABB avec Samsung, fonctionne probablement mieux que chercher à s’implanter directement. Cela dit, il faut approfondir ces liens. La Confédération est prête à apporter son soutien. Et il y a aussi les partenariats avec les universités qui peuvent offrir des ouvertures aux entreprises.
– Comment avez-vous apprécié la visite de Singapour?
– L’approche avec Singapour est peut-être plus simple. Nous avons bien des points communs. Même si je peine à comprendre leur stratégie énergétique: les autorités ne paraissent pas se soucier du fait de devoir importer quasi l’intégralité de leur énergie. C’est risqué. Dans le même temps, Singapour se profile comme un hub du négoce d’énergies fossiles. Par ailleurs, nous sommes concurrents de Singapour lorsqu’il s’agit des services financiers. Les deux places visent cependant des marchés de niche. En ce sens, nous avons des intérêts communs à défendre face à des grandes places, comme Londres ou New York. La mise en œuvre technique de l’échange automatique d’informations, par exemple, nous concerne de la même manière.
– Vous parliez des données. Singapour dispose également d’une carte électronique pour tous les transports publics et travaille sur les données récoltées pour améliorer l’efficacité du réseau. Des chercheurs de l’EPFZ y contribuent d’ailleurs. En Suisse, nous n’avons pas un tel système, mais Swisscom dispose d’une masse d’informations qui peuvent aider. Pourquoi celles-ci ne pourraient-elles pas être utilisées à des fins, comme vous le mentionniez, d’études du trafic par exemple?
– Nous sommes en train d’en discuter, et pas seulement avec Swisscom mais aussi avec La Poste et les CFF, qui, eux aussi, disposent de données qui peuvent être utiles. Ces entreprises souhaitent en tirer profit. De notre côté, nous poussons à la mise en place d’un système «open data» pour que tous puissent bénéficier des données de ces trois groupes. La question sera: quelles données pour quelles utilisations? Il faut garder à l’esprit que ces données sont aussi en quelque sorte propriété publique et leur mise à disposition – sous forme anonymisée – peut déboucher sur des applications innovantes pour le consommateur. Cela ne veut pas dire que tout sera gratuit. Le thème est sur la table, mais nos discussions ne sont pas encore assez mûres pour en parler dans les détails.
– Les entreprises suisses, au-delà des trois mentionnées, récoltent des masses d’informations sur les habitudes de leurs clients, sans les utiliser. C’est le cas de Coop et Migros. Y a-t-il des obstacles réglementaires à affronter pour mieux les utiliser?
– Il faut évidemment tenir compte des impératifs liés à la protection de la sphère privée. La Suisse doit continuer d’être un pays sûr dans ce domaine. Cela dit, nous devons faire face à un paradoxe. Les entreprises publiques ou semi-publiques propriétés de la Confédération doivent être concurrentielles et dans le même temps leur développement dans un nombre croissant de secteurs essuie les critiques de l’Union suisse des arts et métiers (USAM) ou d’autres organisations du secteur privé. Il faut pourtant l’accepter. Swisscom est devenu un centre technologique gigantesque. Lui demander de stopper ce développement serait un non-sens total et ne profiterait pas à la Suisse. Il faut trouver une solution pour que tous puissent profiter des fruits de cette évolution. Nous travaillons sur une nouvelle stratégie en matière de société de l’information, qui doit être publiée au printemps prochain et qui intégrera tous ces éléments. Quoi qu’il en soit, l’infrastructure numérique est là, elle s’améliore chaque année. Au secteur privé de faire preuve de dynamisme et d’en profiter.
– Swisscom a lancé des initiatives dans le domaine de l’électricité, la sécurité, l’informatique bancaire, la voiture autonome, la santé… Le groupe intègre bientôt tous les aspects de la vie des Suisses. Le fait qu’il s’agisse d’une entreprise dont la Confédération garde encore une part majoritaire (51,2%) ne pose-t-il pas des problèmes, notamment de conflits d’intérêts dans la régulation de la concurrence?
– La question est légitime. J’observe que la participation majoritaire de la Confédération n’a pas freiné la capacité d’innovation de Swisscom. Il faut s’en réjouir d’autant plus que les technologies de l’information et de la communication occupent une place toujours plus importante. En tant que propriétaire de l’infrastructure, Swisscom dispose évidemment d’un avantage. Mais si l’on prend la téléphonie mobile, la concurrence existe. Idem dans la communication fixe, où les câblo-opérateurs proposent des offres différentes. Cela dit, c’est justement parce que l’entreprise dispose de l’avantage de l’infrastructure qu’elle pourrait se permettre de mettre des données à disposition de ses concurrents. Mais brider son développement irait à l’encontre de l’intérêt de la Suisse. Mais le Conseil fédéral est bien conscient que ces nouveaux domaines d’activité peuvent créer des conflits d’objectifs.