Médias
Malgré des records d’audience, les titres romands souffrent plus que jamais de l’effondrement des recettes publicitaires. Le coronavirus menace de mettre définitivement à terre une presse qui bataille depuis des années pour s’inventer un modèle d’affaires viable. Un comble, à l’heure où son rôle de service civique apparaît plus évident que jamais

Pics d’audience, effondrement des recettes. Depuis que le virus a infecté les pages des journaux, les médias du monde entier assistent à une évolution historique des deux variables qu’ils scrutent le plus.
En quête d’informations fiables sur la progression de la pandémie, les consommateurs se pressent sur les plateformes de marques reconnues. Simultanément, de l’enseigne de luxe new-yorkaise à la Fête de la tulipe de Morges, les annonceurs ont tous renoncé à leurs dépenses publicitaires. Et même si leur importance a diminué ces dernières années, elles génèrent toujours la majorité des revenus des médias.
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De plus en plus de titres romands abandonnent donc leurs coûteuses éditions imprimées. Les réductions de paginations et les recours au chômage partiel se multiplient. L’hécatombe touche principalement la presse régionale qui, avec les annulations d’événements en cascade, voit s’évaporer à la fois ses annonceurs et ses contenus. Ainsi, même si les abonnés payants se multiplient rapidement, le coronavirus menace de mettre définitivement à terre une presse qui bataille depuis des années pour s’inventer un modèle d’affaires viable. Un comble, à l’heure où son rôle de service public apparaît plus évident que jamais.
«Il n’y a plus rien»
«On travaille dix-huit heures sur vingt-quatre, on invente des formats, la fréquentation de notre site est énorme mais notre publicité a disparu. Je peux garantir les salaires de mes 10 employés pour mars, plus pour avril», se désole le patron du Journal de Morges Cédric Jotterand.
En évoquant une chute de 95% de ses recettes publicitaires, l’entrepreneur se qualifie d’optimiste. «Mars est traditionnellement un gros mois. Mais cette année, la Fête de la tulipe, le Salon des vins, le concours des sapeurs-pompiers… Il n’y a plus rien.» Maigre consolation: les abonnements. «On en a un qui tombe toutes les heures depuis quelques jours mais ça ne suffira malheureusement pas à compenser nos pertes.»
Par la voix de sa secrétaire générale, Impressum, le syndicat des journalistes, se dit «très préoccupé». «On se demande quels journaux vont tenir, si c’est toute l’industrie qui sera démantelée ou si la crise ne durera quand même pas trop longtemps.»
Recours au chômage «inévitable»
Car personne n’est épargné. «Le nombre de visites sur nos plateformes d’information a fortement progressé», se félicitait Christoph Tonini dans un courriel envoyé lundi à ses collaborateurs. Mais le patron du premier éditeur de Suisse, TX Group (Tages-Anzeiger, 24 heures, Tribune de Genève ou du Matin Dimanche notamment), enchaînait sur de mauvaises nouvelles.
«Depuis le début de la crise, les recettes publicitaires se sont effondrées de plus de 50% dans certains cas, et même les petites annonces, en particulier les plateformes d’emploi, ressentent déjà énormément le ralentissement économique brutal.» Pour le patron de TX Group qui a réalisé l’an dernier un profit net de 97,8 millions de francs, il apparaît donc «inévitable» de recourir au chômage partiel.
La nouvelle a suscité l’incompréhension et le choc chez les employés. «Nous attendons des actionnaires qu’ils contribuent à la stabilité financière de l’entreprise sous la forme d’une baisse massive du dividende pour 2020», ont pointé les journalistes alémaniques dans leur réponse à la direction – en référence aux dividendes versés chaque année à la famille du président Pietro Supino, qui contrôle directement ou indirectement 70% du capital-actions de l’entreprise.
Les gratuits en panne sèche
Réduction drastique des pages dès lundi prochain pour quasiment tous les titres, taux de travail réduit de 40% pour certains (mais salaire amputé de seulement 10%), moins d’infographies, de détourages, de correction… «Le principe est de réduire l’offre puisque nous allons tous réduire notre temps de travail», écrit mardi la rédactrice en cheffe de la rédaction romande de TX Group, Ariane Dayer dans un courrier adressé aux journalistes qui détaille certaines des pistes étudiées.
La situation s’aggrave pour les gratuits qui ne vivent que de pendulaires et de publicité, deux denrées rares à l’heure du Covid-19. En Suisse alémanique, 20 Minuten aurait réduit son tirage d’un tiers, selon le média spécialisé Klein Report. De ce côté-ci de la Sarine, une fusion des éditions vaudoise et genevoise et une réduction des pages seraient envisagées. Contacté, TX Group dit «étudier actuellement les pistes d’une réduction globale de la production» mais précise «qu’aucun plan n’est pour l’heure défini. Nous nous préparons à implémenter une telle baisse courant avril 2020.»
Chez son concurrent direct Ringier Axel Springer, éditeur du Temps, aucune décision n’a encore été prise en la matière (cliquez ici pour davantage de détails sur l'évolution de l'audience de notre journal).
Le papier va-t-il tenir?
Ce qui n’est pas le cas chez ESH Médias. Selon le patron, Stéphane Estival, la publicité a chuté de 80% chez l’éditeur d’ArcInfo, Le Nouvelliste, La Côte ou Le Journal de Sierre. «La hausse de la fréquentation génère une augmentation des abonnements numériques mais cet impact, certes positif, est très, très loin de compenser les baisses de recettes publicitaires. Cela nous obligera à recourir au chômage partiel dès cette semaine.»
Tous les employés du groupe [400, ndlr] vont baisser leur temps de travail, en moyenne de 20%. Une exception: les collaborateurs du centre d’impression flambant neuf de Monthey (VS). Car, contrairement au magazine américain Playboy – qui a été le premier titre au monde à abandonner définitivement son édition imprimée par la faute du Covid-19 – il n’est pas encore question d’arrêter les versions papier de ses quotidiens (ArcInfo, Le Nouvelliste, La Côte).
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«Nos lecteurs les attendent dans leurs boîtes aux lettres. Ils comptent sur nous», soutient Stéphane Estival. Les gratuits (Le Journal de Sierre ou La Gazette de Martigny) pourraient, eux, rejoindre la liste des petits hebdomadaires régionaux qui ont momentanément mis leurs rotatives à l’arrêt.
Ailleurs, c'est pareil. La Liberté est passée mercredi de quatre à deux cahiers. Bon nombre de radios locales (Radio Fribourg, mais aussi le groupe BNJ) ont déjà annoncé leur recours au chômage partiel.
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Des solutions en vue
Les solutions? «Il est urgent d’activer les aides fédérales, cantonales et communales», plaide Impressum. A l’échelle vaudoise, Cédric Jotterand pense aux 6,2 millions de francs promis en janvier dernier par le canton de Vaud pour l’aide aux médias. Médias Suisses, la faîtière des éditeurs, est en discussion avec l’Ofcom sur la question des frais postaux et de l’aide à la distribution. Certains lorgnent aussi les 600 millions de francs versés en trop à Billag l’an dernier. Beaucoup guettent du côté d’Aventinus, la fondation qui rassemble les forces de trois puissantes fondations romandes et qui a été lancée en octobre dernier pour soutenir les médias romands. Son président, François Longchamp, n’a pas répondu aux questions du Temps.
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Selon Michael Kamm, référence de la branche publicitaire en Suisse romande, la publicité pourrait toutefois progressivement reprendre le chemin des pages de journaux. «Certes, il y a eu un premier vent de panique où de nombreux plans de diffusion ont été mis en pause mais nos clients, les annonceurs, comprennent bien qu’il est impossible de compenser l’impact de la communication classique (presse écrite, TV, affichage) avec du numérique», constate le patron de l’agence publicitaire Trio. Il prédit que les stratégies mixtes vont reprendre prochainement. «Tout le monde, y compris les annonceurs, réalise d’autant plus ces jours que les médias ayant une mission de service public sont incontournables et doivent impérativement être soutenus. Franchement, on ferait quoi, sans eux?»
Idéalement, il faudrait éviter de devoir répondre à cette question.