Le procès perdu de Novartis en Inde
Revue de presse
Le refus par la Cour suprême indienne de protéger la nouvelle version du médicament Glivec, utilisé contre une certaine forme de leucémie, marque, de l’avis général, une étape historique dans le développement des pharmas dans les pays émergents. Sans que ses conséquences fassent l’unanimité
C’est un tremblement de terre pour les pharmas que la presse identifie dans le jugement de la Cour suprême indienne rendu public ce 1er avril, selon lequel la firme bâloise ne peut obtenir de brevet sur sa dernière version du Glivec, les améliorations par rapport à l’ancienne forme du produit ne pouvant pas être considérées comme substantielles (voir l’explication dans le Daily Bashkar). Sept ans de bataille judiciaire s’achèvent (il n’y a plus de recours possible) et toute la presse est consciente qu’il s’agit d’un tournant. Pour un exposé des arguments, voyez le Handelsblatt allemand, ou la Basler Zeitung, qui expliquent d’abord la position de Novartis: «La nouvelle version du Glivec est meilleure car elle peut être administrée sous forme de comprimé et donc mieux absorbée par le corps. Cette «percée» du développement a pris des années de travail de recherche et de développement et de ce fait rend normal selon Novartis un nouveau brevet. Que la firme a d’ailleurs déjà obtenu dans près de 40 pays, y compris la Chine, la Russie et Taïwan.» Côté réactions, les deux journaux racontent aussi la joie des ONG comme Médecins sans frontières ou la Déclaration de Berne, qui ont salué une «victoire importante pour les malades dans les pays pauvres […]. Pour l’Inde, la santé publique prime sur les intérêts économiques.»
Comme l’écrit d’emblée le New York Times: «Les habitants des pays en voie de développement continueront d’avoir accès à des copies bon marché de médicaments utilisés contre le sida ou les cancers, au moins pour l’instant. Le jugement de la Cour suprême indienne autorise la production de médicaments génériques dans le plus grand labo du monde que l’Inde est devenue.» «Le positif, c’est que nous n’avons plus à nous faire de souci pour les médicaments que nous utilisons en ce moment, explique une avocate de Médecins sans frontières, mais la question à un milliard est : que se passera-t-il pour les prochains médicaments à venir»…
Alors bien sûr, il y a le procès perdu par les Bâlois. «Un sérieux revers» pour Novartis, titre Les Echos, qui parle aussi de son échec «cuisant». Mais il y a surtout cette autre question à un milliard, qui traverse toute la presse, et qui est celle de la confiance à accorder à l’Inde en matière de propriété intellectuelle, rien de moins. Car au-delà du Glivec et de Novartis, c’est toute l’industrie pharmaceutique qui est chamboulée par la décision indienne. Le contexte ne lui est décidément pas favorable. Le Financial Times rappelle: «Après des décennies pendant lesquelles les médicaments génériques indiens représentaient une catastrophe pour les pharmas occidentales, celles-ci, qui attendaient beaucoup de la loi sur les brevets de 2005, ont été bien déçues. Cette loi adoptée pour se conformer aux règles de l’OMC cherche à équilibrer les demandes des pharmas occidentales de protection de leurs innovations avec l’intérêt public d’avoir des médicaments à bon marché. La loi prend aussi en compte le rôle de l’Inde comme usine mondiale de médicaments, et le processus d’«evergreening» – améliorer à la marge un ancien produit dans l’unique but de faire renouveler son brevet et prolonger le monopole.» Pour faire bref, un médicament doit désormais faire la preuve d’une efficacité nettement accrue pour obtenir le renouvellement de son brevet.
Et c’est cette prise en compte de l’«evergreening», le fameux article 3b de la loi, que la NZZ combat dans un commentaire cinglant. Le journal évoque une décision «inintelligente» des juges, d’un processus «politisé, et d’un verdict qui était «évident», car Novartis avait «de mauvaises cartes». «Sans brevet il n’y a pas de protection de l’innovation, et sans les prix de monopoles qui durent pendant le temps du brevet, il ne peut y avoir de compensation pour les frais occasionnés pour le développement d’un produit…», avertit la NZZ. Qui remet aussi en cause l’argumentation indienne: les conditions d’exemption prévues par l’OMC ne sont pas ici réunies, «il n’y a pas d’urgence nationale ou de conditions de danger extrême… Et pour une entreprise comme Novartis, c’est une raison d’étudier les suites à donner à son programme «Glivec International Patient Assistance Program», qui lui a coûté 1 milliard de dollars en 2012. Pas sûr que cela soit une victoire pour ceux qui en ont besoin»… Car, oui: près de 90% des patients prenant du Glivec en Inde le reçoivent actuellement gratuitement…
Menaces sur les médocs? Pour The Economic Times de New Delhi, c’est pour des raisons techniques que le brevet n’a pas été accordé, «les pharmas qui verront dans le verdict un affaiblissement des brevets sont dans le déni». De fait, dans sa majorité, la presse indienne se garde bien de crier victoire, pesant les arguments pour et contre de la décision «historique», selon The Times of India, de la Cour suprême. Le journal rappelle que, selon les activistes, 40% de la population indienne gagne moins de 1,25 dollar par jour, et que 90% des médicaments consommés en Inde sont des génériques- d’ailleurs, «parmi les bénéficiaires du jugement il y aura les socitétés Cipla et Natco, qui vendent déjà le «générique» du Glivec à un dixième du prix officiel». The Times of India donne aussi la parole à un analyste, selon lequel «il y a en Inde une hostilité nationale envers les médicaments sous brevet. Le geste indien jette un sacré doute sur les prévisions des pharmas selon lesquelles les marchés émergents devaient représenter entre un tiers et un quart de leurs revenus d’ici quelques années. Moins de propriété intellectuelle dans d’immenses marchés en expansion signifie moins de revenus, et des chiffres de croissance qui relèvent du conte de fées.»
Un exemple de ces prévisions optimistes: «L’Inde est devenue un marché juteux. Le marché pharmaceutique dans ce pays émergent de 1,2 milliard d’habitants devrait représenter un chiffre d’affaires de 74 milliards de dollars en 2020, contre 11 milliards de dollars en 2011», peut-on lire dans Les Echos... Une aubaine pour les pharmas qui doivent se battre dans les pays occidentaux contre la pression à la baisse sur les prix. Pourtant, les prévisions de forte croissance dans les pays émergents sont forcément remises en cause lorsqu’on lit dans l’Indian Express par exemple que, tout récemment, «l’Inde a rejeté des demandes de brevet pour plusieurs anticancéreux comme le Nexavar de Bayer, l’Iressa d’AstraZeneca PLC, le Sutent de Pfizer et le Sprycel de Bristol-Myers Squibb»… Dame. Le journal explique: «Les gouvernements occidentaux accordent régulièrement des brevets aux versions légèrement améliorées de médicaments dont les brevets vont bientôt expirer. Cela permet aux pharmas de fournir aux patients des versions plus modernes et plus chères de leurs médicaments au lieu de versions génériques, même si médecins et patients estiment parfois que les améliorations ne justifient pas les coûts.» «La décision contre Novartis pourrait faire boule de neige», écrit encore le journal. Qui cite aussi un des responsables de la firme en Inde, selon qui «l’écosystème de la propriété intellectuelle en Inde n’est pas très encourageant».
Commentaires partagés aussi dans le Business Standard, qui, en même temps, estime que l’Inde vient de fortifier sa place de premier labo du monde de génériques mais qui risque de faire les frais d’un éventuel retrait de la recherche des pharmas: «Il faudra peut-être attendre des mois voire des années pour avoir accès aux nouveaux médicaments, évalue le journal, et, dans l’immédiat, ce sont les patients atteints de leucémie qui vont en faire les frais les premiers.» Comme la NZZ, le journal relève en effet que, grâce au programme d’aide de Novartis, l’immense majorité des patients indiens sous Glivec l’obtenaient gratuitement de Novartis, les génériques étant trop chers pour eux… «Novartis avait d’ailleurs regretté publiquement qu’aucun fabricant de génériques indiens n’ait de programme d’aide aux plus défavorisés et ne donne ses médicaments.»
Last but not least, le journal pose lui aussi une troisième question à un milliard: l’Union européenne ne va-t-elle pas s’effrayer de la liberté que l’Inde prend avec la propriété intellectuelle, et rechigner à signer l’accord de libre-échange actuellement en discussion? (à lire dans le First Post India, une longue analyse des questions sur le multilatéralisme posées par le jugement Glivec). «Pour toutes ces raisons, les effets du jugement contre Novartis ne sont pas simples à analyser», écrit le journal. En effet.