L’impression d’en faire toujours plus dans le même temps de travail ne se retrouve pas complètement dans les chiffres. En termes de productivité horaire corrigée du pouvoir d’achat, la Suisse apparaissait parmi les leaders de l’OCDE en 1970 devant les Etats-Unis et plus nettement encore devant la France ou l’Allemagne, selon une analyse de Christian Busch, collaborateur scientifique au SECO.

A lire: En 25 ans, l'emploi public est devenu le premier en Suisse

45 ans plus tard, ces nations sont toutes passées devant. En cause, une hausse de la productivité de 1,8 à 3 fois plus rapide que celle de la Suisse sur la même période. En clair: si aujourd’hui les Français faisaient autant d’heures que les Suisses, ils auraient un niveau de vie 8% supérieur.

Pour compenser, les Suisses passent beaucoup de temps au travail. 7,889 milliards d’heures ouvrées ont été comptabilisées en 2015 dans le pays, en moyenne près de 1000 par résident. Dans le même temps, la France en dénombrait environ 40 milliards, soit seulement 615 par habitant, près de 40% de moins. «La Suisse possède un marché du travail favorisant l’intégration, analyse Eric Scheidegger, chef de la Direction de la politique économique au Seco. C’est l’une des raisons pour laquelle elle emploie plus de personnes en âge de travailler en comparaison avec d’autres pays.» Commencer sa carrière plus tôt, partir à la retraite plus tard, mais également intégrer la main-d’œuvre étrangère semblent donc des facteurs déterminants.

Pour Philippe Stauffer, de la section structure et analyse économique de l’OFS, le faible taux de chômage entre également en ligne de compte: «Après la crise de 2008, le chiffre d’affaires des entreprises ainsi que les commandes ont chuté. Pourtant en Suisse, on a très peu licencié par rapport aux autres pays, car culturellement on thésaurise sur la main-d’œuvre. Du coup, la productivité a mécaniquement reculé.»

Les services moins performants que l’industrie

La conjoncture ne suffit toutefois pas à expliquer les résultats inquiétants mesurés ces dernières années, alors même que le Conseil fédéral a réaffirmé la hausse de la productivité comme l’un des trois piliers de sa politique de croissance. Sur l’arc lémanique en particulier, on assiste à une quasi-stagnation entre 2008 et 2014, avec à peine plus de 0,1% de hausse annuelle moyenne, selon l’OFS, un résultat qui accroît les disparités avec la Suisse alémanique et les régions manufacturières.

En effet, entre 1997 et 2012, selon une étude du KOF à Zurich, c’est l’industrie qui a le plus accru sa productivité, de près de 30% en 15 ans. Pendant le même temps, les secteurs de la recherche et développement et des services IT connaissaient un recul de la productivité de 30 à 40%, malgré la hausse continue du niveau de formation.

Pour Giovanni Ferro-Luzzi, professeur à l’université et à la HEG de Genève, l’exposition à la concurrence internationale permet d’expliquer les divergences sectorielles et régionales: «L’industrie d’exportation se positionne directement en concurrence avec les pays étrangers. Des secteurs comme le bancaire, longtemps de rente, n’ont pas eu à faire le même effort d’adaptation. Ce qui peut expliquer le retard de l’arc lémanique, en particulier Genève très orientée IT et bancaire, par rapport à d’autres régions.»

Eric Scheidegger du Seco rejoint ce constat pour expliquer le retard de la Suisse en comparaison internationale: «Nous jugeons négativement la faible productivité sur le marché intérieur, en particulier là où la concurrence n’a pas lieu ou est insuffisante, par exemple dans le domaine des services publics. De surcroît, la faible croissance de la productivité est aussi le fruit d’un phénomène de bien-être: les Suisses consomment davantage de produits provenant de branches à faible productivité, comme les secteurs de la santé ou de la gastronomie.»

La fin de «l’îlot doré»?

La situation pourrait cependant évoluer estime Giovanni Ferro-Luzzi: «La fin du secret bancaire devrait mettre un terme à la situation d’îlot doré du secteur. A part pour la banque privée, Londres est apparue plus innovante. Aujourd’hui, le dynamisme de la fintech suisse pourrait augmenter significativement la productivité du secteur, dans un contexte de concurrence accrue.»

Pour autant, l’innovation technologique ne se traduit pas mécaniquement dans la productivité, comme l’a montré le faible impact des révolutions informatique, et maintenant, numérique, relève Eric Scheidegger du SECO: «Il y a eu des effets contradictoires: la croissance a été forte dans des secteurs où les technologies de l’information n’ont pas percé. Au contraire, dans certains secteurs comme la santé, les effets éventuels de la numérisation sur la productivité ont pu être annulés par une augmentation du personnel. Finalement, il faut du temps pour que les conséquences de l’évolution technologique sur la productivité se fassent ressentir. La raison à cela est que les nouvelles technologies rendent le savoir actuel obsolète et que leur adoption passe par un processus d’ajustement, qui occasionne des coûts.»