Quatre cent mille marins perdus en mer
Covid-19
AbonnéLes membres d’équipage de la marine marchande, victimes de restrictions aux ports ou du manque d’avions pour les rapatrier, sont contraints de rester sur leur bateau. Pour certains d’entre eux, la situation dure depuis plus d’un an. L’industrie sonne l’alarme

Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a reçu une lettre inhabituelle à l’occasion du Black Friday. Elle est signée par des associations maritimes inquiètes pour les marins de la flotte marchande mondiale. Celle qui rend possibles 90% du commerce, qui permet aux foules de tout acheter au presque, des plateformes en ligne aux boutiques traditionnelles.
«Si les bateaux ne naviguaient pas, des événements tels que le Black Friday ou le Cyber Monday seraient rendus impossibles», peut-on y lire. Le Cyber Monday est l’équivalent en ligne, le lundi qui suit, du Black Friday, cette journée de soldes qui marque le coup d’envoi des achats pour les Fêtes.
Jeff Bezos sollicité
«Or, et de façon impardonnable, plus de 400 000 de nos collègues marins, qui soutiennent le mouvement de marchandises de par le monde, sont bloqués sur leurs navires car les Etats ne veulent pas reconnaître leur rôle crucial, écrivent les associations. Certains sont en mer depuis plus d’un an, et ne peuvent débarquer à cause des mesures sanitaires dans les ports. Loin de leurs proches, leur santé mentale se détériore, mais ils continuent de transporter des biens et de satisfaire à la demande générée par des plateformes comme Amazon.»
Le milliardaire américain aurait le pouvoir de venir en aide aux marins, ces oubliés du commerce, en alertant notamment l’administration Biden, indiquent les expéditeurs.
La pandémie, et les mesures sanitaires qu’elle a engendrées, empêche de nombreux équipages de débarquer parce que les ports refusent souvent de les accueillir, par peur qu’ils ne propagent le virus. Les marins sont également incités à rester à bord car les avions ou autres moyens de transport susceptibles de les ramener chez eux font défaut.
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Dans une enquête en septembre, l’agence Bloomberg cite le cas du Unison Jasper, un navire ayant accosté en Australie, où il a été saisi par les autorités. Sept des 22 membres de l’équipage étaient à bord depuis quatorze mois, bien au-delà des dates limites de leur contrat et en violation des lois maritimes internationales, sans accès à de la nourriture fraîche ni aucune perspective de rentrer chez eux prochainement.
Un cinquième des quelque 1,6 million de membres d’équipage de la marine marchande est bloqué en mer, selon l’International Chamber of Shipping, une organisation du secteur. Certains d’entre eux disent ne plus être payés et n’avoir accès à aucun soin. D’autres s’estiment prisonniers ou otages de leurs bateaux. Les marins sont souvent recrutés dans des pays démunis, notamment en Asie du Sud-Est.
Restrictions aux ports
Certains employeurs sont peu scrupuleux, d’autres cherchent en vain des solutions. Trouver des avions, obtenir des autorisations dans les ports, dénicher des équipages de remplacement peut relever du défi. Des compagnies déroutent des bateaux pour permettre des rotations d’équipage. Les quarantaines compliquent d’autant plus la tâche que les navires restent rarement longtemps à quai.
En septembre, parmi les ports commerciaux de 123 pays, 45 n’acceptaient pas les rotations d’équipage et 76 les toléraient sous restriction et deux selon les conditions normales, selon le groupe Wilhelmsen Ships Service, cité par Bloomberg.
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Des entreprises, de Danone à Procter & Gamble, en passant par Unilever, Barilla et Heineken, se sont inquiétées de la situation cet automne auprès d’Antonio Guterres. Le secrétaire général de l’ONU a demandé aux Etats que les marins obtiennent un statut spécial qui faciliterait les rotations. «Nous arrivons à un point de basculement», prévenait Marc Engel, le patron d’Unilever, dans ce cadre. «La chaîne d’approvisionnement mondiale pourrait s’écrouler, c’est une situation de travail forcé par inadvertance, une question de droits humains», ajoutait-il.
Jeff Bezos pourra-t-il contribuer à aider les marins? A l’heure où nous publions cet article, son service de presse ne nous avait pas encore répondu et le Unison Jasper voguait au large du Sri Lanka, selon les données du site Marine Traffic.