Quinze actions pour enrayer l’évasion fiscale légale des multinationales
Fiscalité
Comment s’articule BEPS, le paquet de mesures présenté le 5 octobre par l’OCDE? Tour d’horizon détaillé d’un changement complet de paradigme

Aboutissement de deux ans de travaux acharnés destinés à lutter contre l’optimisation fiscale abusive des multinationales, le paquet complet de mesures dévoilé le 5 octobre 2015 par l’OCDE est à géométrie variable et à large spectre. Le fil rouge, exprimé en langage de fiscaliste: lutter contre l’érosion de la base imposable et le transfert de bénéfices. D’où l’acronyme anglais BEPS, pour Base erosion and profit shifting.
Parmi les 15 actions de BEPS, certaines sont des nouveaux standards fiscaux ou des standards révisés, destinés à être importés dans les législations nationales et/ou les conventions fiscales, donc immédiatement applicables. D’autres prennent la forme de recommandations, d’approches communes ou de «meilleures pratiques» (best practices) faisant l’objet d’un consensus large parmi les pays de l’OCDE et au-delà. Le processus étant évolutif, ces recommandations deviendront – peut-être – les standards de demain.
Comment s’articule cet ensemble de mesures? Résumé, par le menu, des quinze actions de BEPS.
1. «Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique»
L’économie digitale est par définition souvent dématérialisée, mobile et volatile. Elle fonctionne en réseau et favorise l’émergence de monopoles et de chaînes de création de valeurs décorrélées de l’ancrage géographique du consommateur, du vendeur et du producteur. Un contexte qui complique l’objectif premier de BEPS: réaligner l’endroit où sont enregistrés les profits des multinationales avec celui où sont réalisées leurs activités. La première action a constitué à identifier les risques d’évasion fiscale que présente cette nouvelle économie et à s’assurer que les solutions proposées par l’ensemble du projet seraient adaptées à ses caractéristiques.
Des règles ont par exemple été développées pour qu’il soit possible de prélever la taxe sur la valeur ajoutée dans le pays où se trouve le consommateur final. Autre exemple: si une multinationale vend des produits en ligne dans le pays B mais les stocke et emploie du personnel à cet effet dans un pays A, il est désormais acquis que l’entité située dans ce pays A doit pouvoir être dûment taxée, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui.
Dans le cadre de l’action 1, les Etats de l’OCDE et du G20 ont convenu de mettre en place des outils d’analyse et de surveillance pour s’assurer que les standards fiscaux internationaux restent en ligne avec l’évolution de l’économie numérique. L’action 1 n’est pas un standard, mais consacre déjà un consensus.
2. «Neutraliser les effets des montages hybrides»
Les montages hybrides, fréquemment mis au point par les multinationales, consistent à exploiter les différences de traitement fiscal réservé, d’un pays à l’autre, à certains instruments financiers ou entités dits hybrides. Le montage fiscal de Google, rattrapé depuis par l’évolution du droit irlandais, faisait par exemple apparaître une entité hybride: Google Ireland Holdings. L’entité était considérée comme irlandaise par le fisc américain, alors que le fisc irlandais la considérait comme une société sise au Bermudes.
Exploitant ces différences de définition, le recours aux montages hybrides permet aux multinationales d’obtenir de multiples déductions pour un seul paiement, des déductions dans un pays A sans taxation correspondante dans un pays B, etc. L’action 2 propose une série de changements de règles – aussi bien domestiques que dans la Convention modèle de l’OCDE (le standard) – qui, une fois importées dans le droit national des Etats et dans leur réseau de conventions, rendront ces montages inopérants du point de vue fiscal. Pas encore de nouveau standard ici, mais une approche commune.
3. «Renforcer les règles relatives aux Controlled Foreign Companies (CFC)»
Les règles CFC (ou SEC, pour Sociétés étrangères contrôlées) sont des règles anti-abus que de nombreux Etats ont mis en place pour éviter la sous-imposition de «leurs» multinationales, quand celles-ci attribuent des profits à leurs filiales à l’étranger, dans des pays à fiscalité plus clémente. La logique? Quand la société mère établie dans le pays A détient une filiale dans un pays B où l’imposition est plus faible, le fisc du pays A peut, à certaines conditions, consolider le profit de la filiale étrangère avec celui de la société mère.
Problème: nombre de ces règles CFC peinent à atteindre leur objectif. L’action 3 a consisté à mettre de l’ordre dans la jungle des règles CFC, tout en confirmant leur importance. Il ne s’agit pas ici de standards minimaux mais de recommandations à l’adresse des pays qui les appliquent. Des recommandations qui visent à harmoniser la définition des règles CFC (les cas d’exemptions, les revenus attribuables aux CFC, les méthodes de consolidation des profits, etc) et à s’assurer qu’elles permettent effectivement d’enrayer les transferts artificiels de bénéfices, tout en évitant la double imposition.
4. «Limiter l’érosion de la base d’imposition via la déduction d’intérêts et autres frais financiers»
Le financement intra-groupe, c’est-à-dire les prêts que les différentes entités d’une même multinationale s’accorde entre elles, offre des possibilités inépuisables d’optimisation fiscale. Laquelle devient abusive si ces flux d’argents n’ont pas de réelle justification économique. A titre d’exemple, la sous-capitalisation consiste, pour une multinationale, à prêter des capitaux à l’une de ses filiales très rentable installée dans un pays à haute fiscalité, permettant à celle-ci de déduire les intérêts qu’elle rembourse dans le seul but de faire baisser sa facture fiscale.
Les déductions abusives se manifestent dans trois scénarios-type: une multinationale concentre un niveau élevé de dette dans des pays à hautes fiscalité; une multinationale recoure au financement intra-groupe pour générer des déductions d’intérêts plus élevées que les intérêts payés par les entités débitrices; une multinationale prête à ses entités pour générer du revenu exempté.
L’action 4 est une approche commune qui vise à faire converger les législations nationales pour éviter les déductions abusives.
5. «Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance»
Très concrète pour la Suisse, l’action 5 soumet les régimes d’imposition préférentiels – typiquement, les patent boxes, réservées aux revenus issus d’activités de recherche et développement (R&D) – à des impératifs de substance et de transparence. Avec de nouveaux standards minimaux. C’est notamment sous la pression des travaux préparatoires de BEPS en la matière – mais aussi sous la pression de l’Union européenne – que la Suisse a condamné ses statuts fiscaux spéciaux dans le cadre de la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III).
Au chapitre «substance», le nouveau standard consacre une approche dite «nexus». En clair, pour pouvoir entrer dans une patent box dans un pays, une société devra justifier que son entité y exerce, elle-même, des activités de R&D. Une exigence immédiatement applicable pour les pays, comme la Suisse, qui comptent introduire une patent box. Quant à ceux qui en disposent déjà, ils ont jusqu’au 30 juin 2021 pour s’adapter à la nouvelle donne.
Au chapitre «transparence», l’action 5 introduit un autre standard: l’échange spontané et obligatoire (donc automatique!) des rulings, ces accords par lesquels les entreprises s’entendent avec le fisc sur leur traitement fiscal. Sont notamment concernés les rulings liés à des régimes préférentiels et les rulings dits de prix de transfert. Exemple: un ruling qui confirme à une société suisse qu’elle est autorisée à verser à une société soeur à l’étranger des redevances équivalentes à un certain pourcentage de son chiffre d’affaires.
En Suisse, les bases légales de la transparence des rulings seront mises en place avec la ratification, vraisemblablement en 2016, de la Convention du Conseil de l’Europe et de l’OCDE concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale.
6. «Empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales»
Abuser des conventions fiscales est une technique classique et courante, très prisée par les multinationales pour faire baisser artificiellement leur facture fiscale. Elle consiste pour les groupes à interposer artificiellement une ou plusieurs entités dans des juridictions savamment choisies – sans justification économique – pour bénéficier des avantages prévus par leurs réseaux de conventions fiscales. L’action 6 introduit un nouveau standard destiné à enrayer ce phénomène, notamment sous forme de nouvelles clauses anti-abus dans la Convention modèle de l’OCDE.
L’action 6 repose à la fois sur une approche mécanique et sur une approche subjective. La première consiste à limiter le bénéfice d’une convention aux entités qui remplissent des critères précis d’activité dans la juridiction concernée. Une clause dite de limitation des bénéfices est ainsi introduite dans la Convention modèle. La seconde approche consiste à refuser le bénéfice d’une convention fiscale à une entité dont on estime qu’elle n’a été implantée dans la juridiction concernée que pour obtenir un avantage fiscal. Ce principe sera introduit et stipulé noir sur blanc dans le conventions fiscales.
7. «Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable»
Selon la définition de la Convention modèle de l’OCDE, un établissement stable est «une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de ses activités". Autrement dit, un «sujet taxable». Un siège social, un bureau, un atelier, une succursale: la liste est longue. La règle consacrée par les conventions fiscale veut qu’une entreprise résidente d’un Etat y soit imposée sur ses bénéfices, sauf si elle exerce des activités dans un autre Etat par l’intermédiaire d’un établissement stable, auquel cas cet autre Etat impose les bénéfices attribuables à l’établissement stable.
La définition précise de l’établissement stable est donc essentielle pour déterminer qui de l’Etat de résidence ou de l’Etat de source impose les activités. Le rapport adopté dans le cadre de l’action 7 apporte des changements à l’article 5 de la Convention modèle de l’OCDE qui définit l’établissement stable. Des changements qui empêchent par exemple les multinationales de remplacer leurs distributeurs par des commissionnaires pour éviter à ces derniers d’être considérés comme des établissement stables, imposables. Avec pour fil rouge l’idée – transversale dans tout le paquet BEPS – de réaligner l’imposition avec la substance économique.
8, 9 et 10. «Faire en sorte que les prix de transfert calculés soient conformes à la création de valeur»
Les prix de transferts sont les prix auxquels les différentes entités d’une multinationale valorisent les biens ou les services qu’elles s’échangent entre elles. Par exemple le montant de redevance qu’une entité d’un groupe doit verser à une autre pour l’utilisation d’une marque dont cette dernière est propriétaire. La règle générale est le principe de pleine concurrence (arm’s length principle): les différentes entités d’un groupe échangent au même prix que si elles traitaient avec des entreprises indépendantes.
Les actions 8, 9 et 10 instituent de nouvelles règles applicables en matière de prix de transfert qui ont valeur de nouveau standard. Elles renforcent le principe de pleine concurrence à plusieurs niveaux. D’abord, en proposant de nouvelles méthodes pour harmoniser l’évaluation des actifs intangibles (combien vaut une idée?) de manière à appliquer correctement le principe de pleine concurrence.
Ensuite et surtout, les nouvelles règles consacrent le fait qu’une entité de multinationale installée dans une juridiction doit y exercer des fonctions importantes pour y localiser des profits. Selon cette approche fonctionnelle, et non plus contractuelle, il ne suffit plus, pour une entité installé dans un pays à fiscalité clémente, d’être la propriétaire légale d’un brevet pour revendiquer les profits qui vont avec. L’entité devra désormais démonter qu’elle exerce bien elle-même les fonctions liées à la création du revenu. Encore et toujours, ce tir groupé d’actions s’inscrit dans la volonté de recréer le lien entre revenu et création de valeur.
11. «Mettre au point des méthodes permettant de collecter et d’analyser des données sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices ainsi que les mesures prises pour y remédier»
Difficile de mesurer précisément l’étendue du phénomène de l’optimisation fiscale abusive. Les travaux menés depuis 2013 ont permis d’en donner une estimation chiffrée: entre 4 et 10% des recettes fiscales mondiales au titre de l’imposition des sociétés échapperaient à l’impôt. Soit… entre 100 à 240 milliards de dollars par an. L’action 11 n’a rien d’un standard mais fait apparaître un consensus: les Etats ont besoin de méthode et de données plus abouties pour mesurer l’ampleur de l’érosion de la base imposable et du transfert de bénéfices. Un tableau de bord a été mis au point sur la base de différents indicateurs pour mesurer l’évolution du phénomène en vue de l’élaboration de nouvelles recommandations.
12. «Obliger les contribuables à faire connaître leurs dispositifs de planification fiscale agressive»
Le plan d’action de BEPS, présenté en juillet 2013, le disait clairement: la transparence devrait s’appliquer aux stratégies de planification fiscale agressive mise en place par les multinationales. Et ce dans le but de donner aux autorités fiscales du monde entier la possibilité de s’adapter aussi vite que possible. L’action 12, qui n’est pas du tout un standard, établi un cadre de travail flexible basé sur les meilleures pratiques existantes pour aider les Etats qui le souhaitent à mettre en place des règles de divulgation obligatoire des schémas de planification fiscale. Ce cadre doit servir de référence pour tous les Etats qui comptent obliger les multinationales à divulguer leurs schémas.
13. «Réexaminer la documentation des prix de transfert»
Nouveau standard minimum, l’action 13 de BEPS instaure l’obligation pour les multinationales de fournir aux administrations fiscales concernées une vue d’ensemble de la répartition mondiale de leurs revenus, de leurs activités dans les différents pays où elles opèrent et des impôts qu’elle y paient. Il s’agit d’un système d’échange à trois étages qui oblige toutes les multinationales dont le revenu annuel consolidé dépasse 750 millions d’euros à fournir un reporting (une déclaration) de ses activités pays par pays.
Ces grandes multinationales devront d’abord fournir une vue d’ensemble de leurs opérations globales et de leurs politiques de prix de transfert dans un master file, un fichier accessible à toutes les administrations fiscales concernées. Elles fourniront aussi un fichier spécifique (local file) à chaque pays, détaillant les transactions de leurs entités nationales, les montants en jeu et la manière dont elles ont, là encore, calculé leur prix de transfert. Troisième étage de cette fusée, les multinationales devront remplir une déclaration plus détaillée dans chaque pays comprenant: le chiffre d’affaires de l’unité concernée, le nombre d’employés, le bénéfice ou les perte avant impôt, les impôts payés ou encore les bénéfices accumulés.
De leur côté, les Etats devront mettre en place une base légale pour échanger automatiquement les déclarations pays par pays avec tous les autres Etats concernés. En Suisse, cela passera – comme pour l’échange de rulings – par la ratification de la Convention multilatérale de l’OCDE et par des aménagements législatifs et conventionnels spécifiques.
En termes de transparence, l’action 13 est l’un des grandes avancées de BEPS.
14. «Accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends»
Il n’est pas exclu qu’un chantier aussi ambitieux que BEPS, qui redéfinit en profondeur les règles de la fiscalité internationale, ait des effets secondaires imprévus. Le plus fâcheux serait de recréer des situations de double imposition. Ce serait aussi le plus paradoxal puisque les premières tentatives d’harmonisation des règles de fiscalité internationale, au début du XXe siècle, avaient précisément pour objectif d’éviter la double imposition. Conscient de ce risque, les Etats ont convenu d’un standard minimum: l’accès mutuel à la procédure amiable de règlement des différends lorsque l’application d’une convention contre la double imposition donne lieu à une double imposition effective. La Suisse fait partie d’un groupe de pays qui ont souhaité aller plus loin encore: elle s’est engagée à adopter rapidement l’arbitrage obligatoire dans son réseau de conventions fiscales.
15. «Élaborer un instrument multilatéral»
La dernière action de BEPS est de nature exploratoire. Les Etats ont examiné l’opportunité – et la faisabilité – d’un instrument multilatéral destiné à coordonner toutes les mesures de BEPS qui touchent aux conventions fiscales. Leur conclusion: oui, un tel instrument est souhaitable et possible à imaginer. Un groupe a donc été mis sur pied et chargé de développer un instrument multilatéral à l’horizon 2016. Quelque 90 pays participent déjà à se travail.