En apprenant que l’affaire rebondissait aujourd’hui sur le terrain judiciaire, la société tessinoise d’affinage d’or Argor-Heraeus n’a pas dissimulé sa «surprise». Après avoir défrayé la chronique en 2005-2006, elle est à nouveau exhumée par Trial, une association genevoise de lutte contre l’impunité, qui s’est appuyée sur l’enquête au long cours de Kathi Lynn Austin, une spécialiste indépendante des commerces illégaux en situation de conflits.
Jeudi dernier, Trial a transmis au Ministère public de la Confédération (MPC) une dénonciation pénale à l’encontre d’Argor-Heraeus, qu’elle soupçonne de s’être rendue coupable de «blanchiment d’or pillé en conflit armé», en ayant accepté de raffiner en 2004 et 2005 de l’or provenant de l’est de la République démocratique du Congo (RDC). A en croire la rapidité de sa décision, le MPC estime que le dossier est solidement étayé: dès lundi, sa porte-parole a confirmé au Temps l’ouverture d’une «procédure pénale contre la société concernée pour présomptions de blanchiment d’argent en relation avec un crime de guerre et de complicité de crime de guerre».
Argor, qui se présente comme l’un des principaux affineurs de métaux précieux dans le monde et est membre fondateur d’une récente initiative suisse en faveur d’un or «propre» (la Swiss Better Gold Association), «rejette fermement» ces accusations. D’après un communiqué, publié à l’issue d’une réunion d’urgence au siège de Mendrisio, la société a déjà été blanchie par des «investigations approfondies de l’ONU, du Seco [le secrétariat d’Etat à l’Economie], de la Finma [le gendarme suisse de la finance]» il y a huit ans, lorsqu’elle avait déjà été mise en cause.
A l’époque, l’est de la RDC peine à se relever d’un gigantesque conflit qui a vu jusqu’à sept armées nationales et une myriade de groupes rebelles s’affronter, anéantissant des millions de vies; en juillet 2003, un embargo sur les armes est voté par le Conseil de sécurité de l’ONU. Tout au nord, le district d’Ituri, et en particulier la «Concession 40», un gisement aurifère de 9000 km², est sous la coupe de rebelles agissant pour le compte de l’Ouganda, le Front nationaliste intégrationiste (FNI). Par l’entremise d’un affairiste, le FNI achemine l’or extrait par des mineurs tyrannisés à une société de Kampala (UCI), qui le revend à la société Hussar, basée à Jersey. Hussar en confie dans un premier temps le raffinage à Rand Refinery, en Afrique du Sud, puis, à compter de juillet 2004 et jusqu’en mai 2005, à Argor. Trois tonnes au total auraient été traitées par l’entreprise tessinoise. Transformé en lingots, le métal précieux est ensuite vendu par Hussar à ses clients finaux.
Un groupe d’experts mandaté par l’ONU pour contrôler le respect de l’embargo, dont Kathi Lynn Austin fait partie, met au jour le circuit dès 2004. Le rôle qu’y joue Argor est une première fois mentionné dans un rapport en juin 2005, puis une seconde fois en janvier 2006. Pour les experts onusiens, ce métal est pillé par un groupe armé auquel il sert de financement: des sanctions pour violation de l’embargo sont préconisées contre les sociétés impliquées.
Argor, qui compte depuis 2002 l’ancien président de la Confédération Adolf Ogi à son conseil d’administration, s’était énergiquement défendue. En substance, elle ne niait pas que l’or provenait d’Ouganda (un pays qui n’en est pas producteur), mais elle expliquait avoir immédiatement coupé les ponts avec Hussar après avoir compris que ce métal pouvait être d’origine criminelle. Berne, en particulier le Seco –, qui se refusait hier à tout commentaire – l’avait soutenue en balayant les accusations. A New York, le représentant suisse auprès des Nations unies, à l’époque Peter Maurer, avait plaidé la cause d’Argor auprès du Conseil de sécurité, soulignant que les échos médiatiques de l’affaire avaient «déjà eu un impact très négatif sur ses activités». En 2006 pourtant, Argor se félicitait d’enregistrer sa «meilleure année depuis longtemps».
Ni Argor, ni Hussar, n’écoperont finalement de sanctions de l’ONU; seules les sociétés africaines seront frappées. Une «décision politique», estime Kathi Lynn Austin. «A cette époque, la dimension criminelle de l’affaire n’a jamais été discutée. Les sanctions onusiennes ont un but préventif. Elles n’ont pas de dimensions punitives. Ce sont aux autorités judiciaires nationales de faire en sorte que les lois soient respectées», insiste l’enquêtrice, qui n’a eu de cesse d’accumuler les preuves dans ce dossier et veut en faire une «vitrine». L’exploitation industrielle de la «Concession 40» a officiellement redémarré en 2010. Mais d’après un excellent connaisseur de la RDC, 1,5 tonne d’or, au bas mot, continuerait chaque mois de sortir frauduleusement du pays, en transitant par le Rwanda, l’Ouganda ou le Kenya.
Pour les experts, ce métal est pillé par un groupe armé auquel il sert de financement