«Si l'on gagnait des billets d'avion en étant cité dans les rapports d'enquête du Sénat, Bruce Rappaport pourrait voler jusqu'à la fin du millénaire.» Cette boutade d'un journaliste américain est à peine exagérée: de la faillite de la banque BCCI au blanchiment d'argent de la mafia russe, en passant par les fournitures clandestines d'armes américaines à l'Iran, le nom de ce financier suisse établi à Genève n'a cessé d'être évoqué dans des contextes troubles. Mais aujourd'hui, «le vieux», comme on l'appelle souvent, a beaucoup perdu de son emprise sur son groupe, Inter-Maritime. Du coup, les consignes de discrétion imposées aux employés se relâchent, jetant une lumière inédite sur le fonctionnement d'un empire financier resté longtemps très mystérieux.

Depuis le début de l'année, Bruce Rappaport – BR pour les intimes – a subi de sérieux revers personnels. Les autorités monégasques l'ont sommé de liquider ses affaires dans la Principauté, où il possède une société, Petrotrade. «L'intéressé a fait l'objet d'une mesure de refoulement du territoire monégasque en date du 18 avril 2001. L'autorisation professionnelle dont il bénéficiait pour un cabinet de consultant dans le domaine de l'industrie pétrolière a été révoquée à la date du 18 mai 2001», a appris Le Temps de source monégasque. Ces mesures sont probablement liées à la publication, en début d'année, d'un rapport du Sénat américain illustrant les pratiques douteuses d'une banque contrôlée par Bruce Rappaport aux Caraïbes, la Swiss American (lire Le Temps du 2 mars 2001).

En outre, «le vieux» aurait, selon des proches, perdu le contrôle de ses affaires. «Le groupe Inter-Maritime n'existe plus», assure un initié. «Bruce est malade. Il vient encore au bureau mais sa femme gère les affaires courantes. La banque Inter-Maritime (basée à Genève, ndlr) tourne toute seule, sans son intervention.» Selon une autre source, «sa femme a pris le pouvoir à l'interne. Les raffineries d'Anvers sont vétustes, le groupe ne gère plus qu'un seul tanker, un vieux simple coque dont personne ne veut». Le caractère réputé erratique de BR ne semble pas s'être amélioré: «Il peut être très charmant mais il est aussi tyrannique, il appelle les gens à n'importe quelle heure, c'est invivable», assurent d'anciens employés.

La filière Antigua

Même dans l'île caraïbe d'Antigua, où le financier disposait d'un pouvoir considérable, son influence est sur le déclin. Au printemps dernier, le gouvernement local a imposé une nouvelle taxe sur les carburants qui affecte directement les intérêts de l'une de ses sociétés, West Indies Oil Corp (WIOC). Ce geste est d'autant plus significatif que WIOC jouissait d'un monopole de fait sur les importations de carburant, grâce aux relations étroites entre Bruce Rappaport et la famille régnante depuis des décennies à Antigua, les Bird. L'actuel premier ministre, Lester Bird, a longtemps été un habitué des réceptions de fin d'année données par le groupe à l'hôtel Intercontinental. Selon un document exhumé par Le Temps des archives personnelles du financier, ce dernier avait coutume de dîner avec le premier ministre pour obtenir des dérogations en sa faveur, ce qui n'a rien d'étonnant si l'on sait qu'il finançait les campagnes électorales du parti au pouvoir et payait, par l'intermédiaire de son groupe, certains frais de voyage de Lester Bird.

Bruce Rappaport a aussi montré un intérêt constant pour une entreprise agricole établie sur l'île, Roydan Farm, qui produisait des melons. Durant des années, Roydan Farm a obtenu plusieurs millions de dollars de crédits de Swiss American, la banque de Bruce Rappaport établie sur l'île. Un rapport, commandé par le gouvernement d'Antigua et datant de 1990, a montré que la ferme servait notamment à distribuer des enveloppes de billets aux ministres antiguais. Roydan Farm a été dissoute après que son directeur, Maurice Sarfati, a été impliqué dans un trafic d'armes entre Israël et les trafiquants colombiens du cartel de Cali.

Après la chute de Maurice Sarfati, en 1989, c'est un employé du groupe genevois, réputé proche de Bruce Rappaport, qui fut envoyé sur place pour superviser les opérations de la ferme. L'enquête commandée par les autorités a cependant établi que le financier suisse n'avait pas joué de rôle dans le trafic d'armes.

Etranges prêts au Gabon

Le parfum de corruption qui entoure l'affaire Roydan Farm flotte aussi autour des relations entre Bruce Rappaport et le Gabon comme le montrent plusieurs documents inédits. Le millionnaire avait conclu au début des années 80 plusieurs accords avec le président gabonais Omar Bongo, prévoyant la fourniture de pétrole à l'une de ses sociétés, Swiss American Oil (SOC), basée aux îles Caïmans. Ne s'entendant pas sur les prix, les deux parties engagèrent des années de procédures judiciaires l'une contre l'autre. Ce conflit prit fin en 1989, par la signature entre BR et Omar Bongo d'un accord prévoyant la reprise des livraisons en échange d'un prêt sans intérêts de 21 millions de dollars de SOC au Gabon.

On comprend mieux la signification d'un tel prêt grâce à un autre document, non signé et non daté mais provenant d'un proche du financier. Cet employé genevois raconte qu'il a été emprisonné plusieurs jours par les services spéciaux gabonais en 1987, alors qu'il venait réclamer le remboursement d'autres prêts accordés au ministre du pétrole, M'Bouy-Boutzit. On y lit notamment que «MBB (le ministre, ndlr) me priait de demander à M. Rappaport un nouveau prêt de 100 000 CHF pour lui permettre de payer l'écolage de ses enfants qui étudient en Suisse…» Le caractère très personnel de ces «prêts» – M'Bouy-Boutzit avait déjà obtenu 300 000 dollars du financier – explique que l'employé envoyé sur place pour en demander le remboursement ait été directement amené en prison, et soit reparti les mains vides.

Il est intéressant de constater que le témoin qui accompagnait Bruce Rappaport pour la signature de l'accord avec Omar Bongo n'était autre qu'un ancien président de la Confédération suisse, Nelo Celio. Bruce Rappaport a en effet toujours eu le sens des relations, surtout avec les autorités des pays où il faisait des affaires. A Genève, il cultivait des liens d'amitié avec un chef du Département cantonal des finances, André Haessig, qui devint conseiller fiscal de son groupe après sa retraite. De son côté, Bernard Ziegler, alors conseiller d'Etat socialiste, profita «à une ou deux reprises», selon son propre aveu, de l'avion du millionnaire, qui l'invitait à des représentations de l'opéra de Vienne.

Une relation mafieuse

D'autres amitiés, celles entretenues par Bruce Rappaport dans l'ex-Union soviétique, ont nourri toutes sortes de spéculations sur ses liens avec le crime organisé. Rien de concret n'en est ressorti, puisque Bruce Rappaport n'a jamais été condamné où que ce soit. Mais une relation d'affaires au moins a valu au groupe Inter-Maritime l'intérêt de la justice.

A 21 heures, le 11 juillet 1996, le Géorgien David Sanikidze, 50 ans, est abattu de deux balles tirées à bout portant, dans une petite rue de Vienne, alors qu'il sort d'une boîte de nuit avec sa compagne. Un meurtre de professionnels: les policiers retrouvent sur les lieux du crime un pistolet muni d'un silencieux et une autre arme automatique dénotant la présence d'un second assassin. Arrêtés plus tard à Budapest, les deux tueurs expliquent que David Sanikidze avait escroqué un groupe criminel russe en détournant l'argent qu'il lui avait confié. En 1998, le journal du Ministère de l'intérieur autrichien décrit d'ailleurs David Sanikidze comme un «parrain», qualité qui ne l'avait pas empêché, de son vivant, de diriger une compagnie d'aviation et d'être l'ami du président de la Géorgie, Edouard Chevardnadze.

Au sein d'Inter-Maritime, David Sanikidze n'était pas un inconnu. Il avait assisté, six mois avant sa mort, à la fameuse fête de fin d'année du groupe, sur invitation de Bruce Rappaport, qui avait envoyé en Géorgie une équipe chargée de découvrir du pétrole. Le «parrain» avait été transporté dans Genève par la voiture personnelle du «patron». Le 19 juillet 1996, la justice genevoise s'adresse au service juridique du groupe, notant que David Sanikidze a «téléphoné, à une date encore indéterminée, à votre établissement», et demandant le blocage de tous les avoirs dont le mafieux aurait pu disposer dans la banque. L'enquête a probablement été classée sans suite.

Une fortune bien cachée

Un grand mystère de l'empire Rappaport est la provenance exacte des ressources financières du groupe. Inter-Maritime dépensait beaucoup d'argent, par exemple en embauchant des personnages inutiles mais qui portaient un titre intéressant. L'ancien ambassadeur allemand Jürgen Südhoff, par exemple, provoqua un scandale dans son pays en quittant le service diplomatique pour «raisons de santé», avant de réapparaître en pleine forme chez Inter-Maritime. On a entendu Bruce Rappaport se plaindre du fait que ses sociétés de service genevoises perdaient 30 millions de francs par an – un chiffre à prendre avec prudence, vu la tendance du personnage à exagérer certains chiffres – et qu'il était obligé de «boucher les trous» grâce à de l'argent venu d'ailleurs. Mais d'où? Certains bonus offerts à des cadres importants du groupe étaient versés par le biais d'une société des îles Caïmans. La fortune même de Bruce Rappaport se trouve partiellement aux Bermudes, comme le montre un document en notre possession: daté du 6 mai 1998, ce fax provenant de Grosvenor Investment, une société de gestion basée à Hamilton, indique que «30 millions de dollars sont disponibles tout de suite» d'une série de comptes détenus par des sociétés-écrans, ou directement au nom de Bruce Rappaport.

Paradis fiscaux et amitiés politiques: ces deux piliers de l'empire Rappaport sont aujourd'hui fort décriés. En un sens, le déclin du groupe et de son fondateur est peut-être aussi celui d'une certaine façon de faire des affaires.