L’idée séduit une majorité écrasante. Lorsque la Banque nationale suisse (BNS) réalise des bénéfices exceptionnels, elle devrait en reverser une partie à l’AVS, selon le sondage réalisé par MIS Trend pour Le Temps. 48% des personnes interrogées s’estiment «plutôt favorables» et même 35% se disent «tout à fait favorables» à cette proposition.

Elle a d’ailleurs déjà trouvé son chemin sur la place publique via une initiative populaire lancée en mai par l’Union syndicale suisse: «Renforcer l’AVS grâce aux bénéfices de la Banque nationale». L’idée est de pérenniser le premier pilier, sans devoir augmenter l’âge de la retraite.

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BNS circonspecte

La BNS se montre en général plus circonspecte face aux idées que suscite ce que beaucoup voient comme une manne ininterrompue d’argent. D’ailleurs à tort: si l’institution réalise des bénéfices parfois spectaculaires, elle enregistre aussi des pertes qui peuvent sembler tout aussi impressionnantes. Pas plus tard qu’au semestre dernier, elle a publié une perte de 95,2 milliards de francs.

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Ce n’est pourtant pas la première perte de la banque centrale et les convoitises sont en général ravivées lors de la publication du bénéfice suivant. Qu’elles viennent de la gauche comme de la droite de l’échiquier politique. Début 2021, le PLR Christian Lüscher demandait par exemple qu’une partie des bénéfices soit allouée aux victimes de la crise économique liée à la pandémie.

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Quelques semaines plus tard, la BNS avait d’ailleurs fait un geste lors de la renégociation prévue de la convention avec le Département fédéral des finances. Elle avait accepté de débourser jusqu’à 6 milliards de francs par an, à distribuer entre les cantons pour deux tiers et la Confédération pour un tiers, pour autant que la situation le lui permette. Cela concerne les exercices 2021 à 2025.

Plus généreuse, mais…

Selon certains économistes, notamment ceux de l’Observatoire de la BNS, elle aurait néanmoins pu se montrer beaucoup plus généreuse. Dans une étude publiée en juin 2021, ils avaient calculé qu’elle aurait pu distribuer quatre fois plus d’argent depuis 2007, soit un total de 121 milliards au lieu des 30,7 milliards effectivement répartis entre les collectivités. Ils constataient qu’en dix ans, les profits avaient augmenté alors que la part reçue par les cantons et la Confédération diminuait, parce qu’une portion plus grande a été allouée à l’augmentation des fonds propres.

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Contacté, Charles Wyplosz, professeur d’économie à IHEID et fondateur de cet observatoire voit d’un bon œil que les Suisses demandent ces bénéfices qui leur reviennent. Mais il prévient: «Ce n’est jamais une bonne idée de lier des ressources particulières à des besoins particuliers. Les bénéfices doivent être transférés, mais les gouvernements doivent ensuite décider comment les utiliser, sinon tout devient une usine à gaz, politisée à l’extrême et inefficace, qui ne permet pas de s’adapter lorsque les besoins changent.» En résumé, «aujourd’hui, c’est l’AVS, mais demain, ce sera les écoles ou les trains», pointe-t-il, rappelant qu’il ne faut pas préempter des ressources particulières.

Danger d’inflation

Professeur assistant à l’Université de Neuchâtel, Daniel Kaufmann est aussi partagé. «Si on introduit une loi qui alloue une partie des bénéfices à un domaine spécifique, cela bloquera des ressources qui manqueront ailleurs. En outre, cela n’a pas de sens d’introduire cette contrainte alors que le gouvernement peut utiliser d’autres sources de financement, comme l’impôt ou l’endettement.» Comme son confrère, il estime que la BNS est très prudente dans son calcul des fonds propres nécessaires et rappelle que certaines banques centrales n’en ont pratiquement pas. Elle pourrait donc être plus généreuse. Mais il considère qu’il y a des limites à ne pas franchir, parmi elles le fait de voir un parlement utiliser la BNS comme une source de financement de projets. «On a vu dans le passé que cela crée un danger d’inflation.»

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Contactée, la BNS, elle, rappelle qu’elle «doit mener une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays» et «n’a pas pour objectif de réaliser et de distribuer des bénéfices». Elle ajoute qu’elle n’a aucune influence sur l’utilisation par les cantons et la Confédération du bénéfice distribué et souligne qu’il est «toujours délicat d’affecter une part du bénéfice à des fins précises, car cela lie directement le financement de certaines tâches à la distribution de bénéfices et peut ainsi menacer l’indépendance de la BNS».

Lors de l’assemblée générale de l’institution, en 2021, son président Thomas Jordan avait d’ailleurs rappelé que les distributions de la BNS ne vont pas de soi: «Comme elle peut enregistrer un bénéfice une année puis une perte l’année suivante, elle ne verse pas tout le bénéfice distribuable en une fois, mais vise au contraire une constance des versements. La constitution d’une réserve pour distributions futures fait office de coussin de sécurité, si bien que la Confédération et les cantons connaissent rarement des années sans distribution.»