De passage à Genève à l’invitation de la banque Julius Baer, Jacques Sapir, professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris, affirme que la crise est liée avant tout à la déflation salariale dans les «pays en voie de désindustrialisation». Il met en cause les bas prix pratiqués en Asie et, dans une moindre mesure, en l’Europe de l’Est. Il minimise le rôle du G20.

Le Temps: Vous dites que la crise des «subprime» n’est que l’arbre qui cache la forêt. Quelles en sont donc les causes profondes?

Jacques Sapir: Il ne faut effectivement pas se fier aux apparences. Les vraies raisons de la crise sont la surconsommation dans les pays industrialisés. Aux Etats-Unis comme en Europe, les gens se sont endettés alors que leur revenu n’a pas augmenté. Les «pays en voie de désindustrialisation» ont connu la déflation salariale à cause de la stratégie prédatrice de la Chine, d’autres dragons asiatiques et, dans une certaine mesure, de nouveaux membres de l’Union européenne comme la Hongrie et la République tchèque. Ces derniers ont exporté à prix cassés, provoquant fermetures d’usines et délocalisations. Aujourd’hui, nous faisons les frais de notre surconsommation de produits et services venant d’Asie et d’Europe de l’Est.

– N’est-il pas de bon ton de mettre la crise sur le dos de la globalisation et du libre-échange?

– Si vous exportez à des prix bas, vous détruisez la politique sociale d’autres pays. Ce n’est pas normal que la Chine, où les salaires sont un vingtième de ceux pratiqués en Europe et aux Etats-Unis, mais dont la productivité s’approche de la nôtre, inonde nos marchés. Les Chinois ne font pas seulement de la concurrence déloyale vis-à-vis de nous, mais ils appauvrissent également les pays les plus pauvres avec cette même stratégie prédatrice.

– Vous préconisez donc un certain protectionnisme?

– Je suis partisan du libre-échange, mais avec des régulations. Le protectionnisme doit être vu comme des écluses qui régulent le courant d’eau. Il sert à corriger les distorsions des prix. L’Organisation mondiale du commerce ne joue pas de rôle régulateur lorsqu’il s’agit de distorsion sociale ou environnementale. Il est compréhensible que les pays les plus pauvres n’adoptent pas les mêmes normes que nous. Mais nous devons les exiger de la Chine qui a désormais les moyens de progresser sur le social et l’environnement. Le protectionnisme se pratique en priorité en imposant des droits de douane sur les produits qui ne respectent pas les exigences sociales et écologiques.

– Voyez-vous une sortie de crise?

– Oui, grâce à une politique de relance par des investissements financés par des emprunts. La Chine et les Etats-Unis ont compris les enjeux et ils prévoient de grands chantiers qui vont créer des emplois. Par contre, c’est incompréhensible du côté européen, plus particulièrement en France. L’Europe paie aussi le prix fort d’avoir nié l’existence de la crise jusqu’à tout récemment.

– Qu’attendez-vous du sommet du G20?

– Rien du tout. Il y a encore une grande divergence d’appréciation de la crise. Beaucoup de pays ne veulent pas s’engager. Les Etats-Unis n’admettent pas la faiblesse de leur système monétaire et de leur économie. Washington ne veut non plus pas entendre parler de réformes au Fonds monétaire international. L’Europe ne pourra pas compter sur le soutien de la Chine et de la Russie. Le G20 votera certes des résolutions, notamment sur les paradis fiscaux. Mais celles-ci resteront lettre morte puisque chaque pays a ses intérêts à protéger.