*Alumni et fellow de Harvard University – auteur de «Swiss made: The Untold Story Behind Switzerland’s Success», Profile Books (anglais), NZZ Libro (allemand); la version française sera publiée en janvier aux Ed. Slatkine

Il a perdu son huitième de finale à l’US Open contre Robredo, mais il faut placer cette défaite dans son contexte. Aucun sportif n’a obtenu autant d’éloges que Roger Federer. C’est sans doute le plus grand joueur de tennis de tous les temps, avec ses 17 titres de Grand Chelem et 302 semaines au sommet de l’ATP. Si personne ne conteste les prouesses tennistiques de Federer, sa capacité à monétiser sa carrière est fréquemment ignorée. Sous cet angle, il dépasse de très loin ses concurrents présents et passés.

Forbes évalue la fortune de Federer à 400 millions de dollars, dont 77 millions de gains accumulés sur les tournois depuis 1998. La majorité de son patrimoine provient pourtant de contrats de sponsoring pour Rolex, Nike, Gillette, Moët & Chandon et Credit Suisse.

Malgré sa relégation au 7e rang mondial, c’est le 2e athlète le mieux payé du monde, devant Kobe Bryant (basketball) et LeBron James (basketball), mais derrière Tiger Woods (golf). Si la concurrence s’est intensifiée sur le court, elle s’est évaporée en dehors du circuit. Tiger Woods, Kobe Bryant et Lance Armstrong sont tombés en disgrâce, alors que Michael Schumacher et David Beckham ont pris leur retraite.

Roger Federer reste la meilleure option. Les supporters en ont fait leur favori du circuit ATP dix années de suite. Il n’a connu aucune blessure sérieuse durant une décennie au sein du Top 3. Il démontre ici sa constance à atteindre les phases finales des grands tournois et à attirer les regards de la presse et des téléspectateurs. Il dépasse de loin les stars de baseball, basketball ou football qui viennent et partent au rythme des saisons, à la suite de blessures ou d’un scandale.

Le tennis attire les sponsors parce qu’il séduit, durant une saison plus longue que pour d’autres sports, une grande partie des hauts revenus de toutes les régions du monde. Les sports anglo-saxons sont, comme le rugby ou le cricket, démodés ou limités aux anciennes colonies. Federer convient donc à Nike comme à Gillette. Un supporter de Pékin résumait la popularité de Federer en Chine: «Il a un gros nez et un joli sourire.»

Ajoutons le facteur suisse. Federer vient d’un pays de 8 millions d’habitants dans un monde de 6 milliards. Les gens associent à la Suisse les facteurs de fiabilité, précision, modestie et perfection qui correspondent bien à Roger. «Un peu comme si la neutralité suisse le transformait en citoyen du monde», confesse Tony Godsick, son agent de longue date. De plus, son style imprégné de classe et de finesse se marie bien aux produits de luxe comme Rolex et Moët & Chandon. L’appui de Credit Suisse s’inscrit dans cette idée: un sportif mondial aux racines helvétiques. Peu de Suisses exprimeraient leur désaccord. D’ailleurs la ville bilingue de Bienne a récemment baptisé l’une de ses rues Roger Federer Allee.

Le héros garde tout son mystère. Urbain, multilingue, à l’aise avec les médias, peu de gens le connaissent vraiment. Les sponsors adorent cette distance. Elle est garante de longévité et de prévisibilité. Federer est également protégé par une machine bien huilée, y compris Godsick, une personnalité aussi professionnelle que discrète. Rien n’est laissé au hasard. Après sa célèbre 7e victoire à Wimbledon, il enfile un pull de tennis rétro et une Rolex en or qui contraste admirablement avec l’argent du trophée hissé sous les yeux de 870 millions de téléspectateurs.

Trois échecs successifs pourraient engendrer un écart croissant entre la performance sur le court et le succès de marketing. Federer n’a plus gagné de Grand Chelem depuis l’Australian Open en 2010 et il n’a participé qu’à 3 finales lors des 15 derniers grands tournois.

La prudence s’impose. Federer ne participe qu’à 18 tournois au lieu de 30 et il se concentre sur les plus importants et lucratifs. De plus, ses contrats de soutien sont à long terme et indépendants de son classement. Nike a accepté de le payer 160 millions de dollars sur dix ans. Son agent est parvenu à réduire le lien entre performance et rémunération.

L’ascension des joueurs de tennis a coutume d’être régulière mais leur baisse est brusque, surtout au début du déclin. Selon John McEnroe, ce sera toujours plus compliqué pour Roger Federer du haut de ses 32 ans. L’âge réduit les réflexes des athlètes. C’est crucial pour un joueur comme lui dont la réussite est liée à la précision et à la finesse de ses coups plutôt qu’à sa puissance de fond de court. La balle touche les cordes de la raquette durant 0,005 seconde. Un minuscule changement dans les réflexes et la balle sort du court.

Mats Wilander estime que le génie de Federer se trouve dans ses pieds: «Il y a de meilleurs serveurs, de meilleurs joueurs de revers ou à la volée, mais personne ne se déplace aussi bien.» Le ralentissement du jeu est un autre problème pour le Suisse. Wimbledon, sa surface préférée, utilise aujourd’hui une catégorie de ray-grass anglais qui fait rebondir la balle plus haut et donne davantage de temps à l’adversaire pour réagir à ses coups. Federer a gagné l’US Open à cinq reprises entre 2004 et 2008, mais la surface était différente et c’était peut-être une autre époque. On a ajouté du sable à une composition d’acrylique qui ralentit le jeu. Ce n’est donc pas une surprise si les meilleurs joueurs ressemblent à des machines plus qu’à des artistes.

Regardons aussi les chiffres. Plus Roger Federer recule au classement, plus les tirages au sort seront difficiles et les chances plus élevées d’être sorti lors des premiers tours. A l’US Open, si tout s’était bien passé, il aurait pu rencontrer Nadal en quarts de finale. Le match se serait produit en finale ou en demi-finale lorsqu’il était dans le Top 3. Entre-temps, il doit gagner quantité de matchs serrés.

Si l’on ajoute que tout résultat autre que le titre de champion est un échec, Federer est l’objet d’une attention particulière. Sa tâche est d’autant plus compliquée que le jeu se joue autant au-dessus de l’épaule qu’en dessous.

L’histoire abonde de héros sportifs qui ont joué trop longtemps. Federer a toujours dit qu’il espérait jouer encore plusieurs années. Jusqu’ici il a donné tort aux experts les plus pessimistes. Nous apprécions tant sa classe que nous n’aimerions guère le voir sortir de scène, mais nous savons aussi que ce jour viendra.

Les perspectives de gains financiers l’incitent à prolonger sa carrière. Après tout, il n’est pas aisé de trouver un emploi à 65 millions de dollars par an simplement pour être sur le court. Cependant, il est aussi devenu une légende par son comportement fait d’une remarquable dignité. Cette exceptionnelle combinaison de domination et de décence lui a permis de conquérir le cœur de nombreux supporters. Cela n’a aucun prix, mais tant de valeur.

Traduction Emmanuel Garessus

Nike a accepté de le payer 160 millions de dollars sur 10 ans. Son agent est parvenu à réduire le lien entre performance et rémunération