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Comment le roi de l'acier russe échappe aux sanctions internationales

Malgré des liens d’affaire avec des compagnies d’armement russes, Vladimir Lissine, plus gros exportateur d’acier du pays, échappe pour l’heure au gel de ses avoirs

Vladimir Lissine est l'actionnaire principal du groupe NLMK, plus grand exportateur russe d'acier — © NLMK Verona
Vladimir Lissine est l'actionnaire principal du groupe NLMK, plus grand exportateur russe d'acier — © NLMK Verona

Un bâtiment de verre au cœur de Paradiso, le quartier d’affaires de Lugano. C’est dans l’immeuble le plus chic de la ville tessinoise qu’est installée la succursale suisse de NLMK, le combinat métallurgique de Novolipetsk, le plus grand exportateur d’acier de Russie. La porte est fermée, une voix à l’interphone nous éconduit. Impossible de parler aux responsables.

En bas de l’immeuble, un magasin de luxe vend des cigares et des spiritueux. La marque russe de Vodka Beluga est exposée dans la vitrine à un prix élevé: «Je la vends aux gens qui travaillent dans les sociétés présentes dans l’immeuble, mais ce sont les dernières bouteilles, ensuite il n’y en aura plus à cause de l‘embargo», nous dit le propriétaire qui affirme n’avoir jamais entendu parler de «l’oligarque» qui possède l’entreprise.

L’actionnaire majoritaire de NLMK s’appelle Vladimir Lissine. En début d’année, il était désigné par le magazine américain Forbes comme l’homme le plus riche de Russie, avec une fortune évaluée à 18 milliards de dollars. Fin novembre, une action a été entreprise à Bruxelles, Londres et Washington pour obtenir son ajout à la liste des personnalités sanctionnées en réponse à l’agression russe contre l’Ukraine. Les ONG à l’origine de la démarche ont souhaité rester anonymes par peur de représailles. Le Temps a pu consulter en avant-première, avec Disclose et The Times, l’épais dossier qui ne liste pas moins de huit usines liées au secteur de la défense russe avec lesquelles le groupe de Vladimir Lissine a fait des affaires.

Vladimir Lissine en 2010. — © MIKHAIL KLIMENTYEV/POOL/KEYSTONE
Vladimir Lissine en 2010. — © MIKHAIL KLIMENTYEV/POOL/KEYSTONE

A l’international, l’oligarque s’est notamment fait connaître par sa position de président au sein de la Fédération internationale de tir sportif (ISSF), ainsi que son statut de membre de la commission qui gère les partenariats commerciaux du Comité international olympique (CIO). En Russie, il fait partie du petit cercle d’oligarques qui comptent. En 2021, Vladimir Lissine était ainsi le président de l’Association russe de l’acier, puissant organe de représentation d’un secteur stratégique. Son groupe, NLMK, est leader dans la production et dans la commercialisation de ce matériau stratégique. Parmi les dix hommes les plus riches de Russie, l’oligarque reste le seul à être épargné, tous les autres étant depuis sous sanctions.

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Ni l’Union européenne ni la Suisse ou les Etats-Unis ne l’ont placé dans leur viseur, contrairement à d’autres acteurs russes plus modestes, commercialisant le même métal. Seuls les Australiens ont franchi le cap. «Lorsque les sanctions entrent en conflit avec les intérêts financiers de certains pays, les lobbies des industries concernées font tout pour s’y opposer», relève Mark Taylor, expert de la politique des sanctions et auteur d’un livre de référence sur le sujet. «Du coup, les législateurs visent en général des personnes qui représentent peu de risques économiques pour leur pays. C’est sans doute ce qui explique que seule l’Australie l’ait sanctionné.»

Des partenaires européens influents

En septembre déjà, le média ukrainien Radiosvoboda dénonçait dans une enquête la proximité de l'oligarque avec la défense russe. Le 17 octobre, le parlementaire européen letton Andrius Kubilius a déposé une question prioritaire à ce sujet. Il n’a pas obtenu de réponse. Nos sources font le lien entre la clémence dont bénéficie l’homme le plus riche de Russie et ses intérêts économiques en Europe et aux Etats-Unis. Notamment au travers de NLMK Europe, basée en Belgique, dont le gouvernement belge est actionnaire à 49% par l’intermédiaire du fonds wallon Sogepa. Il a déjà investi près de 200 millions d’eurosdans l’entreprise. Contactée à plusieurs reprises, la Sogepa ne nous a pas répondu. Mais le porte-parole du fonds belge a déclaré au média américain Politico que la filiale belge de NLMK n’était «pas une compagnie russe au sens strict du terme vu que NLMK Europe est basée en Belgique».

Depuis la Belgique, NLMK contrôle plusieurs aciéries en Italie, en France et au Danemark. Elle en possède également aux Etats-Unis. Sanctionner Vladimir Lissine pourrait donc avoir un impact sur l’emploi dans plusieurs pays européens, ainsi que sur leur approvisionnement en acier. L’entreprise ne s’était d’ailleurs pas gênée pour le rappeler après les menaces de sanctions liées à l’annexion de la Crimée par la Russie, des arguments rendus publics en avril 2014 par la RTBF: «L’aide financière apportée par la société mère (NLMK Russie) pour soutenir les activités européennes a dépassé les 271 millions d’euros, uniquement pour l’année 2013. L’arrêt forcé du soutien financier de la société mère pourrait déclencher l’insolvabilité et la fermeture des usines européennes de NLMK. Cela serait inévitablement suivi du licenciement de milliers de travailleurs (…) dont la masse salariale représentait, en 2013, 161 millions d’euros.»

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Contacté la semaine dernière par Le Temps, l’ancien ministre belge de la Défense André Flahaut ne s’en est pas défendu, reconnaissant «avoir tout tenté» pour empêcher l’établissement de sanctions, le plat pays étant d’ailleurs le seul état à s’être abstenu, lors de la dernière salve de sanctions qui doivent être acceptées à l’unanimité, et a fini par obtenir un délai de mise en œuvre de deux ans. Une position que déplore le chercheur auprès de l’ONG anversoise International Peace Information Service (IPIS), Hans Merket. «La Belgique est de plus en plus mal à l’aise face aux sanctions russes. Ils veulent être vus comme jouant le jeu collectif, mais sont de plus en plus ambivalents dans leur soutien à l’Ukraine, à mesure que les sanctions créent des dommages dans notre économie domestique.»

Des contrats troublants

Le dossier déposé par des ONG le 28 novembre pourrait tout changer. Très documenté, il détaille les liens entre le groupe de Vladimir Lissine et les principaux fournisseurs d’armement en Russie. Ainsi, selon des contrats que les organisations ont exhumés, depuis 2014, l’acier de NLMK a servi à fournir, en 2017, l’usine de Mari qui produit de la défense anti-aérienne, mais également l’usine de Izhevsk «Kupol» qui fabrique des missiles et des engins de défense anti-aérienne. Le site produit l’un d’entre eux, le TOR-M1, déployé à Chernihiv en Ukraine, en mars dernier. Quelques jours plus tard, le 25 mars, les Etats-Unis ont placé cette entreprise sous sanction car faisant partiedu secteur de défense russe.

En 2016 et 2017, NLMK a également fourni de l’acier à Elektromashina, partenaire pour le développement des chars russes T90, dont certains exemplaires ont été utilisés durant la guerre en Ukraine. Un an plus tard, ils livraient du métal à JSC Scientific and Production Corporation Space Monitoring Systems. Cette entreprise a développé le premier missile intercontinental R-7.

Vladimir Lissine et son entreprise sidérurgique ont également alimenté des compagnies qui fabriquent des armes atomiques russes. En 2017 et 2018, NLMK a ainsi passé un contrat avec le Russian Federal Nuclear Center, dont la mission est d’accroître les performances des armes nucléaires, ainsi qu’avec l’Institut de physique appliquée Zababakhin, qui produit des plans pour les têtes nucléaires.

«Des quantités négligeables d’acier livrées»

Selon des contrats russes datés de 2018, le groupe NLMK a fourni l’une des deux usines qui produit des composants pour les missiles nucléaires russes ainsi que «des technologies avancées pour l’aviation». Le groupe de Vladimir Lissine a même conclu un contrat avec le successeur du Centre fédéral russe nucléaire, le JSC PA Sever en 2019, (les données de JSC ne sont plus publiques pour les années suivantes). Cette entreprise est l’une des deux usines en Russie qui produit des composants et de la technologie pour l’aviation et l’industrie nucléaire, à en croire son site internet.

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Interrogés par Le Temps et Disclose, les Trésors américains et britanniques n’ont pas répondu. Contactés, Vladimir Lissine et NLMK ont admis avoir fourni de l’acier à ces compagnies actives dans le secteur de la défense, mais arguent que «seules des quantités négligeables d’acier ont été livrées, soit 1,6 million de dollars en dix ans, moins de 0,002% des ventes totales» et «uniquement de l’acier de production civile». Ils dénoncent une «présentation inexacte et manipulatrice des faits», visant à «déformer complètement la situation réelle et à nuire à la réputation de la société».

Il appartiendra aux autorités interpellées par les ONG de trancher. Un des avocats ayant participé à leur requête reste en tout cas sceptique: «Ils ont beau dire que les quantités sont négligeables, ce n’est pas comme ça que le droit fonctionne. La plupart de ces livraisons ont eu lieu après le début de l’annexion de la Crimée, en 2014, et des mises en garde des pays occidentaux.»

La semaine dernière, Vladimir Lissine a commencé à sentir le vent tourner. Candidat à sa propre succession comme président de la Fédération internationale de tir (ISSF), il a été défait par son rival italien. Ces derniers mois, une dizaine de fédérations occidentales avaient appelé à son départ.