Il grattait le fond de son bol avec sa petite fourchette. Contrairement aux dizaines de personnes qui nous entouraient, il n’avait pas le nez dans son smartphone. Contrairement aux centaines de personnes qui nous entouraient, il portait une F.P. Journe au poignet. «Je vous recommande le thon», a-t-il dit pour briser la glace à l’heure de découvrir le menu (sur un smartphone) du salon horloger Watches and Wonders. Va pour les «Dés de thon sauce soja au wasabi et brunoise d’ananas».

Il n’a pas donné son nom. Mais disait faire de la création pour une petite maison joaillière connue pour ses pièces très fantaisistes. Impossible dès lors de ne pas l’interroger sur le fait que plusieurs marques sortent cette année des sentiers battus et rebattus de la grammaire horlogère classique en détournant par exemple les guichets de date: Rolex glisse 31 émojis à la place des jours qui passent et Oris décrète que tous les 1er du mois, sa ProPilot indiquera la grenouille Kermit plutôt qu’un «1».

«Ce n’est pas si surprenant, a répondu notre interlocuteur en commandant un «Tiramisu à l’amaretto». Plus le monde va mal, plus les gens ont besoin d’insouciance. Les marques le sentent très bien et n’hésitent pas à capitaliser là-dessus.» Pandémie, guerre, dérèglement climatique, inflation, tensions sociales… Inutile de dresser la liste exhaustive des crises qui pleuvent sur notre réalité. En réponse au fracas du monde, les marques de luxe semblent ainsi vouloir offrir quelque chose de plus que la technicité et la performance.

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Hermès en a fait son cheval de bataille; la marque est en effet connue pour associer luxe à fantaisie et légèreté. De la couleur, des motifs, des animaux, du mouvement… «Je ne dis pas qu’on n’est pas sérieux, mais on offre un vrai côté joyeux à nos clients», assure le directeur de la création Philippe Delhotal. Dans les périodes de crises telles qu’on les vit aujourd’hui, «les gens viennent chercher chez nous le côté rassurant d’une marque établie, qui fait des objets qui durent dans le temps, mais qui apporte aussi une fraîcheur et un côté libre et fantaisiste. Quand le monde est déjà si gris, vous n’avez pas envie d’acheter une montre noire ou bleu marine, n’est-ce pas?»

Rolex n’est pas connue pour sa fantaisie. Même si très, très rarement, la marque sort une déclinaison qui prend tout le monde à rebours – l’an dernier, c’était une GMT-Master II pour gauchers, avant cela une Datejust avec un cadran «junglesque». Cette année, la marque reine a décidé de s’attaquer à sa Day-Date, la montre qui indique le jour de la semaine et la date. Et qui est si souvent portée par les grands de ce monde qu’elle est désormais surnommée la «montre des présidents». (En passant, avez-vous remarqué? Quand le numéro 1 de la Banque nationale suisse, Thomas Jordan, annonce le rachat de Credit Suisse par UBS devant les médias du monde entier, c’est ce modèle qu’il porte au poignet gauche.)

Bref, la Day-Date, donc. Rolex a couvert le cadran de ce modèle de pièces de puzzle colorées. Ce n’est pas tout: à la place de lundi, vous trouverez Faith («foi»). Puis, Peace («paix») à la place de mardi. Et ensuite Gratitude («reconnaissance»), Love («amour»), Eternity («éternité»), Hope («espoir») et Happy («joyeux») – oui, il aurait fallu mettre Happiness («bonheur») plutôt que Happy, mais l’espace y est forcément limité. A la place des chiffres, on trouve 31 émojis, du petit bonhomme jaune qui rigole aux palmiers, en passant par une couronne, un cœur, des dollars, un panda, etc.

Le discours officiel? «La Day-Date est une icône. Nous voulions à travers elle envoyer un message positif, message de joie, qui améliore un peu le quotidien. Les pièces du puzzle représentent les moments forts de la vie. Cette déclinaison est audacieuse et inattendue mais elle renferme un grand savoir-faire», souligne une porte-parole. Car oui, bien que son apparence puisse paraître frivole, la montre reste un bijou que ce soit en termes techniques – tout est fait à l’interne en émail (y compris les émojis) et les index sont en saphirs colorés – ou en termes financiers – 55 300 francs pour les modèles en or rose ou or gris et 52 500 francs si l’on s’en tient à l’or jaune.

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Et voici le «Muppet Show»

Quelques stands plus loin, chez Oris, le discours est similaire mais les prix, plus bas. La marque bâloise indépendante a sorti un modèle «Kermit» en l’honneur de la marionnette verte du Muppet Show. Cette dernière apparaît dans le guichet de date un jour par mois, le 1er, rebaptisé pour l’occasion «#KermitDay». Elle coûte 4400 francs.

«C’est fini le luxe exclusif, nous voulons du luxe inclusif, commence Rolf Studer, patron d’Oris. Nous avons décidé avec ce modèle qu’il était temps de faire sourire les gens, parce que si votre montre ne vous redonne pas le sourire quand vous la regardez, alors à quoi sert-elle?» Assis à la table de son stand qui ressemble à une grande place du village – «et pas à un château avec des étages et des bureaux fermés, parce que nous tenons justement à être inclusifs» – Rolf Studer dégaine son smartphone et montre une petite interview humoristique entre Kermit et lui. C’est aussi déroutant que drôle. «Les temps sont déjà assez difficiles comme ça, pas besoin d’en rajouter. Avec cette montre nous voulons offrir une pause à nos clients et leur rappeler qu’il faut qu’ils prennent soin d’eux.» Insouciance, légèreté et bienveillance.

Ces partenariats ou collaborations décalées dans le monde horloger ont toujours existé. On peut citer bien sûr la Snoopy d’Omega ou la Mickey de Gérald Genta. «C’est juste! Ils sont devenus des modèles intouchables. Vous pouvez rajouter Romain Jerome avec Hello Kitty, TAG Heuer et son tourbillon Super Mario, énumère Eric Giroud. Mais là, avec Rolex, je reconnais que c’est un peu différent…»

Le designer indépendant ayant travaillé pour les plus grandes marques se demande si, voyant de plus en plus d’entreprises se lancer dans la personnalisation de Rolex originales, la marque à la couronne ne s’est pas dit «et pourquoi pas nous?». Dans tous les cas, ce projet a certainement amené un vent de fraîcheur tant dans le studio de design de la marque que dans l’esprit des clients. «C’est une bonne nouvelle! Et puis, dans le fond, amener de l’insouciance, c’est le rôle de l’art, non?»

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La discussion avec l’inconnu du bar s’est terminée en même temps que le repas (les «Rillettes de saumon d’Ecosse aux épices, raifort et asperges vertes»; aussi savoureuses que le thon). On l’a quitté en se disant que ce détournement occasionnel du guichet de date semblait en fin de compte très logique: à l’ère du smartphone, où l’on nous répète que plus grand monde n’achète une montre pour lire l’heure, la fonction de la date paraît encore plus accessoire. Normal, dès lors, que les marques réquisitionnent cet espace pour envoyer d’autres messages.

Reste alors cette question: Rolex sortira-t-elle un jour une montre qui n’indiquera même plus l’heure? 😉