Le marché des emprunts obligataires émis dans la devise chinoise est tellement neuf qu’il doit encore se trouver un nom. A défaut d’autre chose, il est surnommé marché «dimsum», une allusion à la cuisine de Hongkong, où il est basé. En dépit de sa jeunesse, ce marché fait l’objet d’un intérêt grandissant. Le mois dernier, Caterpillar, le fabricant américain d’équipements de chantier, a lancé une émission d’obligations pour 1 milliard de renminbis [145 millions de francs]. C’est la deuxième multinationale à exploiter ce marché, après la chaîne de fast-food McDonald’s en août.
Ces émissions d’obligations sont importantes, car le marché des emprunts obligataires en renminbis par des entreprises étrangères représente bien plus qu’une nouvelle voie pour financer de la dette, c’est un atout majeur dans un plan visant à internationaliser la monnaie chinoise. Le processus sera lent, à pas de bébé bien plus qu’à pas de géant, et il n’est en aucun cas garanti que le renminbi – connu aussi sous le nom de yuan – jouera un rôle décisif au niveau mondial. Mais il pourrait avoir un énorme impact sur le commerce, sur le système financier global et même sur la politique internationale.
Et si ce plan aboutit, le renminbi deviendrait la monnaie incontournable pour faire des affaires en Asie, la région la plus dynamique du monde du point de vue économique. Et, à long terme, il pourrait constituer une part significative des réserves des banques centrales dans le monde. D’ailleurs, certains représentants du gouvernement chinois ont déjà demandé que le renminbi soit inclus dans le panier des devises majeures du Fonds monétaire international (FMI).
Le moment choisi est également lourd de présages. Le renminbi commence à devenir global juste au moment où l’avenir de l’euro s’avère de plus en plus incertain. Ce changement pourrait avoir un impact sur la capacité des Etats-Unis à emprunter à l’étranger dans leur propre monnaie. En Chine, certains ont commencé à appeler leur monnaie le hongbi ou «billet rouge», en référence au «billet vert», son rival américain, un surnom qui donne une idée des courants souterrains qui parcourent la géopolitique actuelle.
«Il se peut que nous soyons au bord d’une révolution financière de proportions épiques, a déclaré Qu Hongbin, économiste et spécialiste de la Chine chez HSBC, une des banques qui «vend» le renminbi auprès de sa clientèle entreprises. L’économie mondiale glisse, lentement mais sûrement, du billet vert au billet rouge.»
De bien des manières, il est surprenant de voir combien le renminbi est peu utilisé à l’étranger. La Chine est la deuxième économie mondiale, le plus grand exportateur de biens manufacturés et le détenteur du volume le plus élevé de réserves de monnaies étrangères au monde. Pourtant, le montant des devises chinoises détenues au-delà des frontières du pays est négligeable, résultat des restrictions sur le marché des changes et des contrôles stricts sur les sorties de capitaux exercés par la Chine. «Si des extraterrestres atterrissaient sur Terre aujourd’hui, ils examineraient le système monétaire global et ils penseraient qu’il est très bizarre et déraisonnable», a lancé le mois dernier à Pékin Li Doakui, membre du comité de politique monétaire auprès de la Banque de Chine, la banque centrale chinoise.
Toutefois, la crise financière a modifié le comportement de Pékin et encouragé la Chine à accroître le rôle international de sa monnaie. Les représentants du gouvernement soutiennent que la cause de la crise du système monétaire international provient du déficit chronique de la balance courante américaine. Résultat, ces dernières années, Pékin a mis en place un certain nombre de conditions permettant au renminbi de se muer en devise globale.
La première étape a été d’encourager le commerce international à s’effectuer en renminbis. Ce processus s’est accéléré en juin, lorsque la Chine a étendu son projet de zone de libre-échange en renminbis, vieux d’une année seulement, à tous les pays du monde et à 20 provinces et municipalités chinoises, permettant aux importations et aux exportations d’être facturées et réglées en renminbis.
Et même si l’utilisation de cette monnaie se voit limitée aux échanges commerciaux, les entreprises et les banques étrangères doivent être en mesure de détenir du renminbi et d’y investir – ce qui a commencé à être possible à une certaine échelle depuis juillet lorsque les autorités ont permis à des marchés financiers exprimés en renminbis de naître à Hongkong. Un mois plus tard, un groupe d’investisseurs triés sur le volet, parmi lesquels des banques centrales étrangères, ont obtenu un accès limité au marché obligataire chinois. La banque centrale de Malaisie serait la première à détenir des actifs en renminbis pour diversifier ses réserves de change.
L’effet a été immédiat. La Banque de Chine a affirmé que les transactions effectuées dans sa devise ont totalisé 340 milliards de renminbis [50 milliards de francs] entre juin et novembre, contre zéro une année et demi auparavant. Une croissance qui a sidéré les banquiers occidentaux connaissant bien la région. Les dépôts en renminbis dans les banques de Hongkong ont augmenté de 45% en octobre à 217 milliards de renminbis, un autre sujet de réflexion sur l’utilisation de la monnaie chinoise dans les échanges commerciaux.
Pour les entreprises chinoises, la possibilité de réaliser des échanges commerciaux transfrontaliers dans leur propre monnaie représente un atout évident. Renoncer au dollar leur permet d’abaisser les coûts des transactions et de minimiser les risques de change, un immense avantage dans un monde menacé par une guerre globale des monnaies.
Sinochem, la plus grande société chinoise de négoce, est une pionnière en la matière. La division du négoce international à Singapour a reçu des renminbis en paiement des ventes de produits pétrochimiques, de caoutchouc et de fertilisants. Apparemment, la requête de procéder ainsi serait venue d’entreprises chinoises et de différentes unités de Sinochem sur le continent. «Cela nous permet de créer un lien plus fort avec nos clients», explique Song Song, gestionnaire financier chez Sinochem International (Overseas). Et, selon lui, cette tendance est durable.
Un nombre croissant de multinationales – y compris McDonald’s aux Etats-Unis, Ikea et Nokia en Scandinavie et Metro en Allemagne – expérimentent l’utilisation du renminbi dans leurs transactions commerciales. «Pour notre clientèle entreprises, le dollar et l’euro ne sont plus les devises de facto des transactions commerciales», souligne Shivkumar Seerapu, responsable du financement commercial pour l’Asie à la Deutsche Bank.
Deutsche Bank, Citigroup et JPMorgan Chase se sont dépêchées de construire les infrastructures nécessaires pour procéder à des transactions en renminbis dans le monde. Standard Chartered et sa rivale HSBC sont bien placées pour capitaliser sur l’internationalisation du renminbi, car elles possèdent déjà de fortes positions à Hongkong, le centre offshore désigné pour la devise chinoise. «Des vêtements aux bonbonnes de gaz», les fabricants de produits, se sont mis à utiliser le renminbi, selon Neil Daswani, responsable des transactions commerciales pour l’Asie du Nord chez Standard Chartered.
La demande la plus forte a émané de Hongkong, ajoute-t-il, mais elle est venue également de Singapour, de la Malaisie, de la Corée du Sud, du Japon, du Moyen-Orient et du Royaume-Uni. Selon les économistes et les experts financiers, l’utilisation du renminbi dans les échanges commerciaux va probablement décoller en Asie d’abord, puis entre la Chine et les autres pays en développement.
Le phénomène monte clairement en puissance dans le sillage des mesures prises pour l’internationalisation du renminbi, toutefois c’est un procédé hautement inhabituel et son succès n’est pas garanti. Par le passé, des forces en provenance du marché ont favorisé le rôle de plus en plus international d’une monnaie. Mais, dans le cas de la Chine, cette évolution découle d’un plan bureaucratique. «La tentative de créer une monnaie internationale et, éventuellement entièrement convertible, par le biais d’un processus politique n’a aucun précédent. Jamais rien de semblable n’a été tenté auparavant, pas même partiellement», indique Paola Subacchi, du think tank britannique Chatham House, dans un article récent. «Pékin sait parfaitement qu’il n’existe aucune carte routière pour piloter ce projet.»
Cette tentative est d’autant plus inhabituelle que Pékin veut continuer à contrôler les mouvements de capitaux, à isoler son économie et à empêcher sa monnaie de devenir totalement convertible, en raison des craintes des autorités à l’égard de la volatilité des marchés des changes et de l’impact des flux de capitaux libres sur le système financier du pays, encore sous-développé. Ainsi que le souligne Paola Subacchi, «l’expérience passée démontre que la convertibilité et la levée des restrictions sur les mouvements de capitaux ont toujours précédé l’utilisation internationale d’une monnaie, plutôt que l’inverse.»
Au lieu de quoi, la Chine essaie de se servir de Hongkong comme d’un laboratoire, où elle peut encourager les entreprises internationales et les investisseurs à détenir et à commercialiser des produits libellés en renminbi. Les obligations «dimsum» sont un élément de ce plan.
Ces deux dernières années, pour accroître la disponibilité du renminbi à l’étranger, Pékin a signé des accords d’échanges (swap) de devises avec les banques centrales de huit pays – l’Argentine, la Biélorussie, Hongkong, l’Islande, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et la Corée du Sud – pour un total légèrement supérieur à 800 milliards de renminbis. Le mois dernier, l’autorité monétaire de Hongkong, qui est de facto la banque centrale de la ville, a prélevé 10 milliards de renminbis de sa ligne de swap de 200 milliards, ouvrant ainsi une nouvelle voie pour permettre aux banques commerciales de la ville d’obtenir des renminbis pour leurs entreprises clientes, pour qu’elles puissent les utiliser dans leurs transactions commerciales. Les banques de Hongkong peuvent également obtenir des renminbis auprès des banques du continent et des filiales locales de la Bank of China, sujettes à des quotas.
Toutefois, les autorités chinoises admettent que si le marché de Hongkong est à même de préparer le terrain pour une utilisation internationale de la monnaie dans les échanges commerciaux, le renminbi ne peut pas devenir une monnaie de réserve tant l’accès au marché des obligations du continent n’aura pas été élargi et que le renminbi ne sera pas plus facile à négocier sur le marché des changes.
Au vu de la prudence de la Chine face à la libéralisation de son système financier, le processus prendra des décennies plutôt que des années, jusqu’à ce que le renminbi endosse un véritable rôle international. Beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant que les gestionnaires considèrent concrètement la possibilité de déplacer des parts substantielles de dollars vers le renminbi.
«Il n’y a guère d’intérêt à acheter des renminbis à Hongkong si, au bout du compte, vous ne pouvez pas acquérir des actifs en Chine», lance John Greenwood, chef économiste d’Invesco et architecte du mécanisme de change de Hongkong. «Mais les politiciens chinois doivent être attentifs à ne pas creuser un trou dans la digue qui permettrait des flux énormes dans toutes les directions – aussi bien vers l’intérieur que vers l’extérieur. La Chine doit encore parcourir un long chemin avant que son marché domestique des capitaux puisse s’ouvrir aux afflux étrangers sans en être trop fortement déstabilisé.»
La grande question posée par le plan chinois est de savoir si les autorités seront vraiment capables de tenir la bride à ce processus. HSBC estime que d’ici trois à cinq ans, la moitié au moins des transactions de la Chine avec les autres pays en développement seront effectués en renminbis – pour quelque 2000 milliards de dollars – transformant la devise chinoise en l’une des trois premières monnaies de négoce au monde. Avec un volume aussi énorme circulant en dehors du pays, il peut devenir beaucoup plus difficile d’empêcher des capitaux indésirables d’entrer.
En encourageant l’utilisation du renminbi, Pékin crée un corps d’investisseurs, d’entreprises et de banques centrales qui vont faire du lobby pour un accès plus aisé à la monnaie et aux marchés chinois. En effet, l’une des raisons pour lesquelles les institutions financières globales se montrent tellement enthousiastes face à ce processus d’internationalisation, c’est qu’elles attendent de lui qu’il perce de nouveaux canaux à travers le mur des contrôles protégeant le système financier domestique. En favorisant une utilisation accrue de sa monnaie, la Chine pourrait s’ouvrir beaucoup plus rapidement que ne l’imaginent certains à Pékin.