Un silence surpris a d’abord accueilli la question. Dans le salon d’accueil rutilant du siège de Samsung Electronics à Gangnam – l’un des quartiers branchés de Séoul, surnommé «Samsung Town» – la porte-parole du numéro un mondial de la téléphonie mobile a hésité. Etre interrogée sur la grogne qui se fait jour, dans la très nationaliste Corée du Sud, contre le champion industriel toutes catégories qu’est Samsung n’est guère habituel. «Il y a peut-être une certaine lassitude, élude l’intéressée, Hearyoung Holly-jee. Mais il faut mettre cela en rapport avec la fierté que suscite notre marque dans le monde. Les Coréens ne sont pas en colère contre Samsung. Au contraire. Ils en sont très fiers.»

Pas difficile, pourtant, de trouver à Séoul des contradicteurs. Certes, les Sud-Coréens se félicitent de voir que leur plus fameux «chaebol» (conglomérat) – né d’une affaire de négoce alimentaire vers la Chine à la fin des années trente, convertie ensuite à l’industrie dans les années 1960 à Suwon, près de la capitale – fait aujourd’hui partie des dix premières marques mondiales, devant les japonais Sony ou Panasonic. Mais beaucoup d’analystes et de détaillants l’affirment: Samsung (littéralement: «Trois étoiles») est un géant… qui se comporte un peu trop comme tel. Avec de moins en moins d’égards pour les investisseurs et les clients de son pays d’origine où la division «électronique grand public» emploie 94 000 personnes.

Principal grief: les prix de ses derniers modèles de téléphones portables sont souvent plus élevés sur le marché coréen qu’ailleurs. Autre reproche: la mise en avant par Samsung de ses œuvres philanthropiques domestiques, telles que l’aide à l’enseignement à distance dans les écoles ou les projets de surveillance des enfants dans les crèches grâce à des bracelets GPS. Ces prétendus dons, fort médiatisés, irritent dans un pays désormais riche, où l’Etat reste perçu comme à la remorque des conglomérats. La philanthropie de Samsung dans le secteur crucial des services à la personne est aussi, selon ses détracteurs, une façon habile de tuer dans l’œuf la créativité concurrentielle des start-up et des développeurs indépendants.

«Le danger, c’est la République Samsung», explique Lee Dae-won, de l’Université Nationale de Séoul. Le classement Forbes des personnalités les plus influentes ne s’y trompe pas: il place cette semaine le patron du groupe, Lee Kun-hee, à la 41e place, devant la présidente Coréenne Park Geun-hye, 52e. Consultant pour Samsung Heavy Industries – une branche séparée de l’empire Samsung – Lee Dae-won confirme que la firme a un «dilemme d’image»: «Depuis que le pays est sorti de la crise financière des années 1997-1998, Lee Kun-hee pense que tout ce qui est bon pour Samsung est bon pour la Corée du Sud.» Avec deux alliés de poids: le rouleau compresseur marketing et publicitaire de Samsung Electronics, et le culte autour du «Chairman Lee», salué pour avoir projeté la firme alors spécialisée dans les D-Ram vers des produits mobiles haut de gamme, dans les années 1990.

Une autre partie des critiques formulées contre Samsung ressemble à celles lancées contre son rival Apple, avec lequel le géant coréen poursuit sa bataille juridique sur les brevets. C’est le cas pour les conditions de travail dans les usines chinoises du groupe. Apple est depuis des années cloué au pilori pour les pratiques décriées de son sous-traitant Foxconn. Samsung Electronics, qui interdit les syndicats dans ses usines en Corée du Sud et a ses propres unités de production en Chine, a été mis en cause, en septembre 2012, par l’organisation China Labor Watch. Dépassement d’horaires, employés trop jeunes, discipline de fer, surveillance constante… Des accusations relancées en mai dernier par le suicide d’une jeune ouvrière chinoise dans l’usine de Huizhou (province de Guangdong) et l’indemnisation de 7000 dollars accordée à sa famille, en échange de son silence. Des manifestations de solidarité, notamment chez les sous-traitants sud-coréens qui échappent à l’interdiction syndicale, ont eu lieu cet été.

Les subtilités techniques et tarifaires de Samsung sont, enfin, dans une Corée du Sud avide d’innovations, un motif de multiples pétitions et réclamations. De nombreux utilisateurs de l’un des derniers smartphones nés de la marque, le Galaxy S4, ont déploré à sa sortie que le modèle vendu dans le pays d’origine du groupe soit dépourvu des processeurs les plus rapides. Une autre pétition a déclenché un incendie de protestations en 2012, lorsqu’à la suite d’un arrangement opaque entre Samsung et South Korea Telecoms, des milliers de modèles initialement promis à bas prix ont été subitement réévalués. Le quotidien Joongang a révélé l’an dernier que le géant de l’électronique a payé une amende de 400 000 dollars pour avoir fait obstruction à une enquête de la Commission nationale de la concurrence sur sa politique de prix. Tandis que le Korea Herald dénonçait, lui, la transmission volontaire par Samsung d’informations erronées aux enquêteurs.

Sur tout cela, l’entreprise se défend, préférant s’appuyer sur ses chiffres. «Toutes les trente minutes, 23 000 portables Samsung et 3000 télévisions sont vendus à travers le monde. On n’atteint pas ce niveau sans donner une large satisfaction à ses clients», explique l’un de ses responsables internationaux, Campbell Graham, à Séoul, où Le Temps était convié avec d’autres journaux européens au Forum annuel des investissements étrangers. La progression du chiffre d’affaires mondial, de 149 milliards de dollars en 2011 à 188 milliards, est le bouclier contre toutes les attaques. «Les prix de nos équipements diffèrent d’un pays à l’autre, surtout en fonction des opérateurs pour les téléphones», complète sa collègue Holly Jee. Et de mettre en avant deux objectifs stratégiques de nature, selon elle, à «entretenir la flamme de la fierté coréenne»: devenir d’ici à 2020 la firme la plus innovante de la planète. Tout en intégrant le peloton de tête des cinq marques mondiales les plus respectées.

«Le directeur Lee Kun-hee pense que tout ce qui est bon pour Samsung est bon pour la Corée du sud»