L'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a créé la surprise mardi. Réunis à Alger, les ministres du Pétrole ont décidé d'une réduction de 2,5 millions de barils par jour (mbj) de leur production, à partir du 1er avril. Depuis plusieurs semaines, les cours du brut dépassent pourtant le haut de la fourchette de 22 à 28 dollars le baril, fixée par le cartel. Mardi, le baril atteignait 33,75 dollars à New York. Soucieux de maintenir le prix à au moins 25 dollars, l'OPEP se plaint de la chute du dollar, qui a réduit de 25% à 30% son pouvoir d'achat en Europe et en Asie. Du coup, le cartel s'accorde une fourchette de 28 à 35 dollars le baril, qui correspond à la fourchette réelle de 22 à 28 dollars, afin de compenser sa perte due aux changes.
Derrière le problème de la baisse du dollar, l'idée rejaillit: les cours du pétrole devraient-ils être fixés en euros plutôt qu'en dollars? L'idée fait son chemin au sein de l'OPEP, à mesure que l'euro s'érige lentement en alternative plus crédible qu'à ses débuts face au dollar.
L'OPEP n'a pas directement soulevé mardi la question très délicate de libeller le pétrole en euros. Mais récemment, le secrétaire général sortant de l'OPEP, le Vénézuélien Alvaro Silva, a indiqué que le cartel l'envisageait: «On parle de négocier le brut en euros. Il est possible que l'organisation discute de cela et prenne une décision à un moment donné.» A la mi-janvier, le ministre qatariote de l'Energie, Abdallah Al-Attiya, a reconnu l'inquiétude des pays producteurs, alors que l'euro était monté jusqu'à 1,29 dollar.
Reste que les considérations politiques pèsent très lourd dans une telle décision: en 2000, l'ex-président irakien Saddam Hussein avait décidé de facturer son pétrole en euros, malgré la réticence des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Des politologues comme William Clark, de la John Hopkins University, y ont vu l'une des motivations de l'invasion militaire. A Washington, l'alarme était déclenchée, la question étant: qui sera le prochain? Déjà, la Jordanie s'était mise à traiter le brut avec l'Irak en euros. L'Iran a manifesté son intention de suivre le mouvement, de même que l'Algérie et la Libye. Près de la moitié des importations de ces trois pays viennent de la zone euro, principal partenaire commercial du Moyen-Orient, qui importe plus de la moitié du pétrole de l'OPEP.
Sous cet éclairage, l'intervention américaine en Irak pourrait avoir visé la prévention, à travers le contrôle de la deuxième réserve mondiale de pétrole, d'un mouvement général de l'OPEP en faveur de l'euro. Suite au changement de régime en Irak, le dollar a immédiatement été restauré comme monnaie de transaction du pétrole. L'Irak devenait du même coup l'allié de Washington, pouvant fortement influencer les prix mondiaux, et opposer un veto au sein du cartel face à une éventuelle initiative de l'Iran ou du Venezuela qui font partie des rebelles de l'OPEP. En mars 2001, l'ambassadeur vénézuélien à Moscou, Francisco Mieres-Lopez, s'était dit en faveur d'un basculement du dollar vers l'euro. En avril 2002, un coup d'état militaire visait le président vénézuélien Hugo Chavez, qui retournait au pouvoir deux jours après. Mais des rapports embarrassants suggéraient que la CIA et l'administration Bush avaient appuyé la tentative de putsch.
La question est encore plus sensible s'agissant de l'Arabie saoudite, qualifiée d'ennemi des Etats-Unis dans un rapport du Pentagone révélé le 6 août 2002 par le Washington Post. Aussi, le chef de file du cartel fait profil bas. Le ministre du Pétrole saoudien, Ali Al-Nouaïmi, a déclaré que l'euro n'était pas à l'ordre du jour. Si Riyad s'alignait sur les autres membres de l'OPEP, la survie du régime ne serait plus assurée.
La dissuasion militaire
Un autre gros producteur, non OPEP, a son mot à dire. Depuis plusieurs mois, la Russie augmente ses réserves en euros et parle à son tour de faire basculer son marché pétrolier en euros. La Norvège et la Grande-Bretagne peuvent aussi faire pencher la balance. Si l'une des deux rejoignait l'euro, le Brent de la mer du Nord, l'une des références mondiales cotée à Londres, pourrait être relibellé en euros.
Conséquences de ce scénario catastrophe du point de vue de Washington: le dollar perdrait sa suprématie, les pays importateurs de pétrole substitueraient des euros aux dollars dans leurs réserves, provoquant un krach du billet vert, un effondrement des actifs américains couplé d'une hyperinflation. S'ensuivrait un défaut sur les deux déficits. Mais la puissance militaire américaine veille à la dissuasion.