Le sécularisme a finalement tué l’Etat et les institutions

Analyse

Quelle mouche a-t-elle piqué les libéraux? Durant des siècles, ils s’affichèrent en première ligne du combat pour une société séculaire et la liberté de religion, et aujourd’hui leurs conférences et écrits se multiplient qui revendiquent le besoin de transcendance dans la société. L’Institute of Economic Affairs, l’un des plus prestigieux laboratoires d’idées libérales en Europe, publie par exemple un essai de 512 pages sur l’enseignement catholique et l’économie de marché *. Et l’un des historiens les plus réputés, Harold James, professeur à l’Université de Princeton, vient de tenir un exposé à Zurich, devant la Progress Foundation, se demandant: «L’Europe a-t-elle besoin de Dieu?» L’auteur d’ouvrages sur l’histoire de Krupp (2012), le cycle de la globalisation (2009), le requiem du deutsche mark (2001) et l’histoire de l’Europe de 1914 à 2000 (2003) estime que «le processus de sécularisation n’a pas seulement engendré une érosion de la religion, mais il a détruit ses propres fondements». La question porte donc moins sur le mouvement libéral lui-même que sur les fondements de notre économie et de notre société.

Le sécularisme, principale tendance mondiale des 50 dernières années selon le sociologue des religions José Casanova, est-il en crise? Le sens de ce mot a changé. L’ère séculaire actuelle, qui signifie non pas l’absence de religion mais le pluralisme des possibles, religieux ou non, comporte trois caractéristiques essentielles: la liberté de religion comme droit personnel – sachant que seul l’individu dispose de droits, mais jamais un dogme –, un Etat séculaire qui respecte la liberté religieuse de chacun et la reconnaissance d’un pluralisme religieux et culturel immuable. Cette forme de sécularisme s’est progressivement imposée en Europe et outre-Atlantique, les Etats-Unis étant le premier pays, en 1791, à inscrire le principe de liberté de religion au sein du premier amendement de la Constitution.

Au XXIe siècle, une société multiculturelle s’est imposée. L’encouragement à la diversité culturelle et à la tolérance a ouvert de nouveaux horizons et enrichi les connaissances. Mais le processus de décision a été bloqué. On n’ose plus juger les comportements. Harold James parle de décisions prises à travers un «utilitarisme sans contenu» puisqu’on a suspendu une faculté essentielle de l’homme, son jugement.

Quelles sont les victimes du sécularisme? Winston Churchill évoquait l’Europe comme «la fontaine de la foi chrétienne et de l’éthique chrétienne», Vaclav Havel (1996) parlait d’une «responsabilité qui nous transcende». Progressivement, les discours politiques ont supprimé toute référence à Dieu et à la religion, observe l’historien. La raison tient moins, à son avis, à la sécularisation proprement dite qu’à «une augmentation significative des attentes à l’égard des institutions, avant tout de l’Etat, du secteur public et du gouvernement».

Ces institutions dépendent de leur capacité de planification. Pour répondre aux attentes, elles accroissent sans cesse le contrôle de la vie humaine, ajoutent de nouvelles règles, formulent des interdits, créent des incitations (taxes sur l’énergie, la santé, les transports). Mais le Léviathan a raté sa cible. Les espoirs d’un bonheur planifié ont été déçus. La confiance dans l’Etat était injustifiée. «Il ne reste qu’un vaste désenchantement à l’égard du monde politique», observe Harold James.

Durant la crise européenne, fait valoir Harold James, les Européens, trop complaisants et persuadés d’avoir les bonnes institutions, «ont perdu non seulement le sens de l’humilité et celui de la fragilité des prouesses de l’homme, mais aussi le sens du pouvoir et de la créativité inhérente à chaque individu». Et d’ajouter que «l’ordre politique est en crise au moment où il perd son aura de sacré». Même le philosophe Jürgen Habermas, matérialiste marxiste à l’origine, a changé d’avis et plaide pour des «fondations religieuses alternatives».

La solution est en chacun de nous, selon le professeur de Princeton. Harold James plaide pour un retour aux deux raisons créatrices d’une société ouverte et dynamique: la notion de compassion (ou sympathie), soit la capacité de se mettre soi-même dans l’esprit de l’autre. Et la concurrence, en tant que source de progrès et de prospérité. Les religions elles-mêmes sont placées en concurrence et encouragent les individus à développer leurs capacités (parabole des talents). La concurrence contribue à la satisfaction des besoins humains, alors que les méthodes de planification ne cessent d’échouer. Une double approche est donc nécessaire, la reconnaissance des limites de la discipline externe et l’importance des convictions internes.

«La dynamique des interactions humaines, contrairement à la contrainte étatique, ne nous force pas à être meilleurs mais nous inspire et nous permet de nous adapter et de nous accommoder aux changements, même les plus modestes. Quelle est cette source d’inspiration, si ce n’est Dieu?» répond le professeur.

L’augmentation des inégalités mise en évidence par Thomas Piketty ne facilite certainement pas ces interactions. Mais les causes du phénomène sont multiples. Elles vont des politiques monétaires et budgétaires à la désintégration de la famille traditionnelle et à l’érosion du mariage. Face aux inégalités, Harold James privilégie une politique axée sur la stabilité et le long terme.

L’essai de l’Institute of Economic Affairs est un complément utile aux thèses de Harold James. Il insiste sur le fait que l’Eglise a toujours été sceptique sur les capacités d’un Etat tentaculaire pour résoudre les problèmes économiques et sociaux. L’Eglise catholique, dans ses différentes encycliques, n’a jamais considéré l’égalité comme un but en soi. Ni la taxation d’ailleurs. La charité est plus vertueuse que la redistribution, parce qu’elle est basée sur l’amour et non la contrainte, rappelle Robert Sirico, président du Acton Institute.

La réduction de la pauvreté et le besoin de dignité sont cruciaux, mais l’Eglise a toujours rappelé l’inviolabilité de la propriété privée comme principe premier permettant de réduire la pauvreté (ex. Rerum novarum). Elle n’a par ailleurs nullement émis de jugement sur le niveau optimal de la fiscalité.

* Catholic Social Teaching and the Market Economy, Philip Booth; St. Paul’s Institute of Economic Affairs, mai 2014, ISBN 978-0-85439-837-9, 512 pages.

«Il ne reste qu’un vaste désenchantement à l’égard du monde politique», observe Harold James