Automobile
Financier hors pair, ancien patron du groupe genevois SGS, l’homme aux 90 pulls noirs a redressé Fiat avant de l’unir à Chrysler. Portrait de celui qui emporte dans ses valises la nouvelle entité

En prenantla nouvelle entité dans ses valises, trahit-il l’Italie?
On dit que c’est en jouant à la scopa – traditionnel jeu de cartes italien – au foyer des anciens carabiniers de Toronto, au Canada, où son père, policier à la retraite natif des Abruzzes, avait installé en 1965 sa petite famille, que Sergio Marchionne, l’administrateur délégué de Fiat et PDG de Chrysler, est devenu ce qu’il est: un financier hors pair, un stratège, et la star incontestée des grands patrons de la Péninsule. Mais on dit tellement de choses depuis que Fiat, le premier employeur privé du pays, lui a confié son destin.
On dit qu’il fait travailler ses cadres 24 heures sur 24. C’est vrai aussi. On dit qu’il ne dort que dans les avions entre Auburn Hills (Michigan), le siège de Chrysler, et Turin (Piémont), celui de Fiat. C’est encore vrai. On dit qu’il possède 90 pulls noirs, également répartis entre ses résidences de Suisse, d’Italie et des Etats-Unis. C’est toujours vrai.
En 2004, quand il débarque chez Fiat, rares sont ceux qui le connaissent, sinon Umberto Agnelli, le frère de «l’Avvocato» Gianni, qui gère l’intérim en attendant que son neveu, John Elkann, soit fin prêt pour lui succéder.
L’entreprise est alors moribonde, un mastodonte qui perd de l’argent et a épuisé quatre directeurs généraux successifs. Sur le parking du siège, les Mercedes voisinent avec les Audi: «La prochaine fois que je passe, je ne veux voir que des Fiat», lâche l’impétrant comme une boutade. Personne ne s’avise de rire.
Né lui aussi dans les Abruzzes, parti au Canada à 13 ans, Sergio Marchionne a demandé quarante jours à ses nouveaux employeurs pour se décider. Après avoir visité un par un tous les établissements du site, il conclut: «Ça pue la mort, ici.» Mais il signe.
Revenir en Italie? Il n’y a jamais pensé. Après des études de philosophie, de droit et d’économie à Toronto, il commence à travailler comme avocat au cabinet d’audit Deloitte Touche, puis au secteur finance du groupe Lawson Mardon (emballage), qui sera racheté en 1994 par une société helvète.
Sergio Marchionne quitte alors le Nouveau Monde et débarque en Suisse, à Blonay, sur la Riviera vaudoise. Nommé directeur de la Société générale de surveillance (SGS) en 2002, il redresse cette entreprise de 45 000 salariés en deux ans, pour en faire le leader mondial des services de contrôle et de certification.
C’est là que les Agnelli, actionnaires majoritaires de la SGS, repèrent l’oiseau rare. Le 27 mai 2004, John Elkann se rend à Genève, Hôtel d’Angleterre, pour proposer à l’enfant prodige de revenir au pays. «Pour fêter ça, raconte l’héritier, j’ai fumé la dernière cigarette de ma vie.»
Levé à l’aube, Sergio Marchionne s’attelle à sa première tâche: remotiver les ouvriers et se débarrasser des cadres sans convictions. Aux premiers, il offre une carotte de 30 euros d’augmentation mensuelle, aux seconds un billet de sortie: «Quand une entreprise perd 2 millions par jour, ce n’est pas la faute des petits employés. Nous avons dû changer un grand nombre de dirigeants. Ils étaient devenus comme le cholestérol», dira-t-il des années plus tard.
Il ne garde qu’une centaine de cadres prêts à tout. Le boss réduit les échelons de la chaîne de commandement. Démagogique? Un instant déstabilisés, les syndicats applaudissent le vent d’air frais qu’il fait souffler sur l’entreprise.
En 2007 sort la nouvelle Fiat 500 – dont il organise le lancement publicitaire –, l’emblème de l’entreprise et de son italianité. Une manière de reposer l’entreprise sur ses bases. Mais Sergio Marchionne sait que ce succès d’estime est éphémère. Si l’entreprise renoue peu à peu avec les bénéfices, il se convainc que la crise qui s’approche sera mortelle pour les constructeurs qui produisent moins de 6 millions de véhicules par an.
Après avoir fait les yeux doux à l’allemand Opel, à la branche sud-américaine de l’américain General Motors et au suédois Saab, il jette, en 2009, son dévolu sur une marque encore plus moribonde que Fiat: Chrysler, une des Big Three de Detroit. Le pari est énorme. L’ex-géant américain perd 100 millions de dollars (91 millions de francs) par jour.
Ce sont les gouvernements américain et canadien qui financent l’entrée de Fiat dans le capital de Chrysler, en échange de quoi la marque italienne livre sa technologie, notamment les petits moteurs propres.
Deux ans plus tard, alors que le marché américain repart à la hausse, Fiat rembourse ses créanciers et monte à 58,5% dans Chrysler. Restait à rafler le reste. Ce sera chose faite le 1er janvier 2014.
Désormais, une question se pose, pas si futile dans un pays qui tient encore à sa position de deuxième puissance industrielle de la zone euro: la Fabbrica Italiana Automobili Torino ou Usine italienne d’automobiles de Turin, fondée le 1er juillet 1899 par le patriarche Giovanni Agnelli, est-elle encore italienne?
Sergio Marchionne a plusieurs fois menacé de quitter la Péninsule. Parce que les syndicats étaient trop rétrogrades. Parce que la Confindustria – organisation patronale transalpine – qu’il finira par quitter pour déroger aux accords de branches, n’est pas assez libérale. A chaque fois, il a juré, la main sur le cœur, qu’on l’avait mal compris et qu’il ne fermerait aucun des six sites italiens de production. Mais, aujourd’hui, c’est un peu comme si la trajectoire italienne de Fiat s’achevait. Le siège fiscal du nouveau groupe FCA Fiat Chrysler Automobiles se situera au Royaume-Uni, son siège social aux Pays-Bas. Le fils prodigue s’en retourne, l’entreprise sous le bras.
«Quand une entreprise perd 2 millions par jour, ce n’est pas la faute des petits employés»