L’un est le patron d’un service de traiteur installé à Fontaines, sur les hauteurs de Neuchâtel. L’autre dirige une entreprise spécialisée dans les installations audiovisuelles à Satigny, dans le canton de Genève. Tous deux sont à la tête d’une équipe de 50 personnes. Au téléphone, leur voix trahit un mélange de résignation et de nervosité. Sébastien Maye et Nicolas Walser ont un point commun: le printemps a été rude pour eux. Et l’été sans festival le sera tout autant.

Pour le traiteur Cinq Sens, ce sont des rendez-vous manqués, en plus de bien d’autres, depuis la mi-mars. Festi’neuch et le Montreux Jazz, auxquels il faut ajouter la Fête des vendanges à Neuchâtel, représentent à eux trois 8% du chiffre d’affaires, calcule Sébastien Maye, patron et cofondateur d’une entreprise qui emploie une cinquantaine de personnes, désormais majoritairement au chômage partiel. Ces trois événements, précise-t-il, ce sont 30 000 sandwiches qui ne seront pas avalés cette année. «C’est un coup dur pour notre activité déjà durement touchée par l’annulation de tous types d’événements. Nous avons perdu presque 95% de notre chiffre d’affaires pendant le semi-confinement. Mais c’est une suite logique aux décisions sanitaires prises.»

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Pour Festi’neuch, qui aurait dû réunir 50 000 personnes le week-end dernier, Cinq Sens mobilise 40 personnes pendant dix jours. Pour Montreux, c’est environ 15 employés pendant trois semaines.

«Tout seul au bureau»

Cette impression de vide, Sébastien Maye n’est pas le seul à la ressentir. Nicolas Walser dirige Skynight. Et pour l’instant, «à part l’un des apprentis qui prépare ses examens, je suis tout seul au bureau», raconte-t-il. Sa cinquantaine d’employés sont au chômage partiel. «Nous avons eu quelques streamings et un concert pour la RTS.» Mais ces mois de juin, juillet et août, Skynight n’enverra pas ses camions remplis de matériel à Paléo. Ni au Montreux Jazz, ni à Sion sous les étoiles. Et pas non plus au Rock Oz’Arènes, à Avenches. «Les festivals annulés représentent presque 1,8 million de francs de manque à gagner», précise Nicolas Walser. Soit environ 15% du chiffre d’affaires annuel.

Au total, ce sont des retombées de près de 100 millions de francs, respectivement 55 et 41, que les deux géants de Suisse romande, le Montreux Jazz et Paléo, ne généreront pas cette année. Mais quel que soit le festival, c’est à peu près la même mécanique: lorsque les organisateurs dépensent 1 franc, la région qui les entoure en gagne 2. Cette règle fait désormais référence, depuis que le professeur à HEC Lausanne Francis Scherly a consacré plusieurs études aux retombées économiques directes et indirectes de ces rendez-vous musicaux de l’été.

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Mais cette année, pas de vente de nourriture ou de boissons. Pas non plus de montage d’infrastructures, de tentes, de scènes, de décorations, de planchers ou d’installations électriques et sanitaires. «Il y a d’habitude une centaine d’entreprises qui participent à la construction de notre ville éphémère», relate Daniel Rossellat. Le patron de Paléo énumère également: sur la plaine de l’Asse, durant la semaine du festival, sont regroupés 240 stands alimentaires ou d’artisanat, 45 bars, majoritairement tenus par des associations locales et qui leur rapportent quelque 400 000 francs à chaque édition. Au total, 10 500 personnes sont accréditées, dont 5000 bénévoles, pour faire vivre, vibrer et entretenir la fourmilière nyonnaise.

Toute la pyramide est fragile, c’est certain. Mais les prestataires doivent tenir, nous avons besoin d’eux!

Daniel Rossellat, patron de Paléo

Une fourmilière qui inclut une dizaine de milliers de campeurs, qui se ravitaillent dans les commerces environnants. Et pour ceux qui préfèrent dormir plus confortablement, les organisateurs réservent eux-mêmes entre 1800 et 2000 nuitées. Cette année, les hôtels et pensions de la région n’encaisseront donc ni ces 200 000 à 250 000 francs escomptés, ni les réservations effectuées directement par les bénévoles, les sponsors ou les festivaliers.

Installé, lui, en plein cœur de Montreux, le Jazz, avec plus de 200 000 visiteurs en quinze jours, a un effet encore plus direct sur les commerces et les nuitées. Dans la ville, évidemment, «les taux de remplissage des hôtels dépassent 90%, contre environ 35% en temps normal», indique Grégoire Chappuis, vice-directeur de Montreux-Vevey Tourisme. «Il y a moins d’excursionnisme qu’à Nyon», confirme-t-il, ajoutant que le manque se fera sentir de Villeneuve à Lutry en passant par Vevey.

«Tout le monde subit»

Des opérations de promotion sont imaginées pour combler ce manque touristique. Mais en ce qui concerne les festivals à proprement parler, c’est le calme presque plat. Les 65 employés de l’association Paléo sont, en moyenne, au chômage partiel à hauteur de 85%. L’association avait déjà engagé des frais à hauteur de 6,5 millions de francs, par exemple pour les salaires, la location des terrains ou les assurances. Daniel Rossellat espère en récupérer une partie, mais le vide estival laissera de toute façon des traces dans les comptes. «C’est une tempête à laquelle on va résister. Le pronostic vital n’est pas engagé, mais cela nous rappelle à quel point tous ceux qui travaillent dans le monde du spectacle ne gagnent pas leur vie aisément.» Daniel Rossellat aime à rappeler qu’il a fallu 19 éditions à son Paléo pour parvenir à constituer quelques réserves. «Toute la pyramide est fragile, c’est certain. Mais les prestataires doivent tenir, nous avons besoin d’eux!»

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A court terme, le patron de Skynight, Nicolas Walser, attend la réponse à ses demandes de soutien financier adressées à l’Etat de Genève. Il espère aussi que le droit aux RHT sera prolongé à dix-huit mois. Car à moyen terme, «il y aura très peu de travail d’ici la fin de l’année, anticipe-t-il. C’est ma grande crainte: jusqu’à quand cela va-t-il durer? Qu’est-ce qui va reprendre? Quelle est la juste dimension de l’entreprise pour l’avenir?»

«Tout le monde subit, dans l’événementiel, et devra se battre ou se réinventer pour sa survie», confirme Sébastien Maye. Pour Cinq Sens, la reprise est attendue à l’automne. Quelques mariages ont certes déjà eu lieu, mais certaines entreprises ont déjà renoncé à leur fête de fin d’année. «Abandonner le droit aux RHT dès juin, pour les patrons d’entreprise et les apprentis, revient à imaginer que les clients ont patiemment attendu et maintenu leur projet d’organiser un événement. La réalité est tout autre, veut-il faire savoir. Notre branche sera finalement l’une des premières touchées et l’une des dernières à redémarrer.»