Les sous-traitants horlogers se rebiffent
Industrie
Après plus d’une décennie marquée par des rachats de fournisseurs, l’industrie horlogère prend conscience que cette intégration est peut-être allée trop loin. Les sous-traitants encore indépendants repensent leurs modèles d’affaires et se réorganisent en conséquence

Pour certains, c’était comme un petit jeu. Lors des dernières éditions de l’EPHJ-EPMT-SMT – salon annuel des industries horlogère, joaillière, microtechnique et médicale –, quelques visiteurs se demandaient quelle serait la prochaine société à passer dans le giron d’un horloger. Décolleteurs, fabricants de boîtes, de cadrans, de mouvements… Ces dernières années, des dizaines de PME spécialisées ont été rachetées par les plus grands noms de la montre. Souvent pour sécuriser leur approvisionnement. Parfois pour couper l’herbe sous le pied à un concurrent.
Alors que la seizième édition du salon ouvre ses portes ce mardi à quelque 800 PME, la question se posera différemment. Car la phase de verticalisation qui a transformé le visage de l’industrie horlogère a atteint un point d’inflexion. Souvent plus réactifs, plus créatifs, moins chers et plus innovants que leurs homologues intégrés dans les galaxies des marques prestigieuses, les sous-traitants indépendants retrouvent leurs lettres de noblesse. Leur métier change et leur façon de s’organiser aussi.
Différences culturelles
Il faut dire que la vague de reprises a laissé un arrière-goût un peu amer. «Ces rachats ont tué la créativité», assène le patron de Vaucher Manufacture, Jean-Claude Dubois. «A l’époque, je disais aux groupes: vous n’avez pas besoin de nous racheter, mais passez-nous des commandes», lance pour sa part Alain Marietta, inoxydable observateur de l’industrie et administrateur-délégué du fabricant de cadrans Metalem. En rassemblant l’avis de multiples interlocuteurs, on réalise qu’au moins quatre phénomènes ont été sous-estimés lors de ces rachats à la chaîne.
1- En premier lieu: les différences de culture. Pour André Colard, cofondateur du salon EPHJ, «les gens du produit fini ont pensé que de verticaliser au maximum était la solution à tout. Mais, à l’heure où les affaires sont plus difficiles, ils comprennent que la culture du produit fini est différente de celle de la sous-traitance.»
Mélanger des vendeurs de montres à des mécanos du Jura n’est pas chose facile
Cela, Olivier Schwab le sait bien. Lui-même ancien patron d’une PME, il a été appelé par Jean-Claude Biver en 2014 pour piloter les sites industriels du pôle horloger de LVMH. «Quand les grands groupes rachètent leurs fournisseurs, les patrons de ces derniers sortent généralement de l’entreprise», souligne celui qui sait de quoi il parle: il a quitté la sienne trois semaines après l’avoir vendue au groupe Swatch en 2006. «Pour les employés de ces petites boîtes, le patron a une importance démultipliée, car il connaît les prénoms de chacun d’eux et, comme il s’agit souvent d’une société familiale, on sait qu’il y investit son argent.» Passer ainsi de 100 à 10 000 employés en travaillant pour un CEO qu’ils n’aperçoivent que dans les médias peut générer un désengagement. Avec un certain sens de la formule, Olivier Schwab récapitule: «Mélanger des vendeurs de montres à des mécanos du Jura n’est pas chose facile.»
Modèle fédéraliste
Cela se traduit dans les chiffres. Plusieurs interlocuteurs ont évoqué des exemples de petites entreprises saines dont la situation financière s’est brutalement dégradée aussitôt entrée dans un groupe, voyant par exemple l’évolution de leurs chiffres d’affaires passer de +10% à -10%.
«Ces micromécaniciens jurassiens, on ne peut pas les traiter comme de simples employés spécialisés français», renchérit le patron d’Acrotec, François Billig, originaire de l’Hexagone. Il donne un exemple: s’il est motivé, l’employé suisse va trouver, de lui-même, de petites astuces pour faire différemment, améliorer la qualité du produit ou trouver un moyen de réduire les coûts. «S’il ne s’identifie plus au groupe qui a racheté son entreprise, cela disparaît…» Pour conserver au mieux cet état d’esprit familial au sein de sa fédération rassemblant plus de dix entreprises et 700 employés, à chaque fois qu’il acquiert une nouvelle PME, François Billig fait l’impossible pour que le patron reste à sa tête en cherchant à l’associer au capital d’Acrotec. Un modèle «fédéraliste, très suisse et qui fonctionne extrêmement bien», assure-t-il.
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2- Deuxième difficulté: la relation client/fournisseur qui prévaut entre deux entreprises distinctes (et qui induit bon nombre d’obligations) s’estompe lorsque le premier rachète le second. En arrivant chez LVMH, Olivier Schwab a «rappelé à tout le monde que nous étions des fournisseurs qui servions des clients. Pas des collègues». Cette différence est capitale. «Les marques sont plus dures avec les externes, cela nous oblige donc à être toujours bons», pointe François Billig. Il assure que de se retrouver en concurrence avec un fournisseur appartenant à la marque cliente est une situation qui pousse encore à l’amélioration. «En tant qu’indépendant, on essaie chaque fois d’être meilleurs, moins chers et plus habiles…»
«Monoproduit, monotechnique: maxirisque»
3- L’uniformisation est la troisième menace. Les indépendants ont tout à gagner en travaillant pour des clients différents. Le calcul est simple: si une société est monomarque ou monogroupe, elle n’aura peut-être plus de commandes suffisantes pour produire de façon économique. Le composant coûte alors plus cher et, comme elle en fabrique moins, il risque d’être de moins bonne qualité. «Monoproduit, monotechnique: maxirisque», synthétise André Colard. Et, travailler avec différentes marques, c’est bien. Avec différentes industries, c’est encore mieux. Cela permet non seulement d’éviter de subir les cycles économiques, mais également de réaliser des transferts de technologies. «L’acier 316L, les salles blanches, l’inox, le laser… L’horlogerie est allée chercher tout cela dans le médical», rappelle encore André Colard, dont le salon vise aussi à promouvoir ces échanges entre industries.
4- Le quatrième problème est apparu avec la crise: certaines marques réalisent qu’elles se dispersent dans des métiers qu’elles connaissent mal au lieu de se concentrer sur leurs domaines d’expertise. «On sent par exemple une vraie effervescence de leur part autour des problématiques de distribution», esquisse Antoine Gérard. Pour le patron du groupe IMI, le modèle historique est en train d’être repensé, réinventé: «On sent que cela capte toute leur énergie et leurs efforts. Nous, derrière, on doit dès lors répondre au mieux à leurs attentes mécaniques et technologiques.» Son homologue d’Acrotec pense pareil. «On ne sait pas dessiner une montre ni la vendre. Faire fructifier les marques horlogères prestigieuses telles Cartier ou Rolex, ça, c’est leur boulot. Nous, en revanche, nous devons être irréprochables dans nos propositions industrielles de sous-traitants», résume François Billig.
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Cotraitants plutôt que sous-traitants
Face à ces quatre problèmes, les indépendants les plus malins ne sont pas restés les bras croisés. Ils anticipent l’amélioration et le développement des produits de leurs clients. «On entend de plus en plus souvent parler de cotraitants, car le modèle de la PME qui livre un produit selon un cahier des charges figé est révolu», affirme François Courvoisier, doyen de l’institut du marketing horloger de la Haute école de gestion, à Neuchâtel. Cela marque également une évolution dans leur manière d’approcher le marché. «Dans les belles années, les commandes tombaient un peu toutes seules. Ces derniers temps, on sent que les indépendants mettent en place des forces commerciales pour aller les chercher», relève le spécialiste horloger de Deloitte, Jules Boudrand. Enfin, on observe la constitution de «pôles de compétences», des fédérations de sous-traitants indépendants de mieux en mieux organisés et de plus en plus qualifiés. Les groupes IMI ou Acrotec (lire ci-dessous) en sont pour l’heure les exemples les plus frappants.
Ces dernières années, les visiteurs de l’EPHJ se demandaient qui allait être racheté par un horloger. Ils pourront désormais tenter de deviner qui sera le prochain à rejoindre l’un des représentants de cette nouvelle génération de «cotraitants».
Deux empires méconnus de la sous-traitance
Fortes du constat évoqué ci-dessus, des sociétés familiales comme IMI ou Acrotec, inconnues du grand public, sont discrètement en train de bâtir de véritables empires de la sous-traitance horlogère en Suisse romande. Ces deux groupes partagent une capacité reconnue à fédérer des savoir-faire industriels et à bâtir des pôles de compétences en multipliant les rachats de sociétés. Autre point fort: ils réalisent une grosse moitié seulement de leurs chiffres d’affaires dans l’horlogerie, ce qui les rend moins sensibles aux aléas conjoncturels et favorise les transferts technologiques.
Groupe Imi à Besançon (France) – 800 employés, 8 entreprises
Horlogerie, luxe non horloger et industrie de pointe
Laser Cheval, CIMD, Hardex, Cheval Frères… Et en fin d’année dernière, IMI s’est encore offert le spécialiste bernois des glaces de montre Stettler Sapphire. Fort de ses 800 employés (200 en Suisse, 300 en Franche-Comté, 100 au Portugal et 200 à l’île Maurice), le groupe basé à Besançon dit réaliser quelque 60% de son chiffre d’affaires – non communiqué – dans l’horlogerie.
De la fabrication de couronnes aux pièces d’habillage en céramique, en passant par les rubis synthétiques, le groupe qui se décrit comme industriel, indépendant et familial est l’un des fournisseurs majeurs de l’industrie horlogère. Pour le reste, il est essentiellement présent dans ce que le patron, Antoine Gérard, appelle le luxe non horloger (bijouterie, accessoires) et l’industrie de pointe (aéronautique, médical). «Nous fournissons par exemple les hublots de protection des caméras qui filment le dessous des avions grâce à notre savoir-faire dans la glace saphir», indique le fils du fondateur du groupe.
Ce dernier a choisi d’articuler sa stratégie autour de trois axes de développement technologique: la recherche de nouveaux matériaux, la fourniture de kits fonctionnels (par exemple une couronne livrée avec un dispositif qui permet d’indexer le logo plutôt qu’une simple couronne) et une grande palette de finitions offertes à ses clients.
Groupe Acrotec à Develier (JU) – 700 employés, 11 entreprises
«Je ne veux pas vendre aux Chinois»
La galaxie Acrotec n’en finit plus de grandir. Début avril, elle rachetait Gasser-Ravussin. Un mois plus tard, c’était au tour de Mimotec. Il faut dire que, sur le bureau du patron, François Billig, les courriers de PME désireuses de rejoindre ce groupe basé à Develier (JU) se multiplient. Cette constellation rassemblant 700 employés réalise la moitié de ses 170 millions de francs de chiffre d’affaires annuel grâce à «chacune des grosses manufactures du pays». Pour le reste, il est actif dans l’automobile, le médical, l’aéronautique et la défense.
En septembre dernier, Acrotec a réussi à lever 106 millions de francs à la bourse suisse sous forme d’obligations pour racheter sa dette aux banques. «Une véritable armée de micromécaniciens suisses ultra-doués travaillent pour nous. La bourse a adoré, assure François Billig. Grâce à de futurs rachats et à sa croissance organique, il envisage de doubler son chiffre d’affaires dans les cinq prochaines années. «Je ne veux pas vendre aux Chinois. A terme, mon but est d’entrer en bourse pour permettre à tous ceux qui le souhaitent de s’associer à notre développement. Cela rendra le groupe complètement indépendant des pressions financières et nous permettra également de garder le centre de décision dans le Jura.»
A l’entendre, l’un des points forts d’Acrotec ce sont les solutions complètes qu’il propose aux marques. «Avant, elles achetaient une pièce quelque part, la vérifiaient, puis l’envoyaient chez quelqu’un d’autre pour la décorer, puis la revérifiaient, etc. Maintenant, c’est plus simple. Du décolletage au montage, en passant par la confection du ressort, nous proposons par exemple des kits de barillets complets à nos clients.» (V. G.)