Fiscalité des entreprises numériques
Robert Danon, professeur de droit fiscal suisse et international à l’Université de Lausanne, décortique l’initiative européenne de taxer les entreprises numériques. Selon lui, une telle mesure peut conduire à la double imposition

La Commission européenne a présenté le mois dernier les grandes orientations de ce que serait la future taxation des entreprises numériques, désormais connues sous l’acronyme emblématique de GAFA, pour Google, Apple, Facebook et Amazon. Le projet de directive sera présenté au printemps 2018. Robert Danon, professeur à l’Université de Lausanne et président du comité scientifique permanent de l’Association internationale de droit fiscal, décrit les limites de l’initiative et appelle la Suisse à jouer un rôle actif au sein de l’OCDE, qui se penche aussi sur le sujet.
Le Temps: Le projet de certains Etats européens de taxer les entreprises numériques – en particulier les GAFA – a donné lieu à beaucoup de débats. Comment en sommes-nous arrivés là?
Robert Danon: Actuellement, une entreprise qui opère sur un marché étranger n’y est imposable que si elle y dispose d’une présence physique ou conclut des contrats sur place. Ainsi, comme l’a montré l’affaire Google en France en juillet dernier, une entreprise opérant en ligne peut échapper à l’impôt sur le bénéfice sur un marché local. L’OCDE travaille actuellement sur cette question avec un rapport intermédiaire attendu pour avril 2018. Une première consultation aura lieu début novembre en Californie. Mais la pression politique est très forte. Certains Etats ont ainsi déjà pris des mesures unilatérales pour taxer les transactions numériques. La même tendance se retrouve chez certains pays européens qui voudraient agir rapidement.
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– Quelles sont les options en présence? Sont-elles réalistes?
– L’une des pistes privilégiées par certains Etats européens serait de taxer les entreprises numériques sur leur chiffre d’affaires. Pour moi, cette mesure présenterait plusieurs inconvénients. Il s’agirait d’une mesure unilatérale qui pourrait induire des doubles impositions internationales. Ensuite, une telle taxe pourrait pénaliser les petites entreprises innovantes ou celles en situation de perte. Finalement, la question se pose de la compatibilité d’une telle taxe avec les règles du droit européen (notamment les libertés de mouvement et l’interdiction des aides d’Etat) et celles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
– Y a-t-il d’autres options?
– La solution la plus harmonieuse serait de trouver un consensus international permettant aux Etats de taxer la présence numérique sur leur territoire. Pour cela, il faudrait toutefois modifier les règles des conventions de double imposition et s’entendre sur le substrat fiscal revenant à l’Etat de marché. Mais un tel consensus dépasse l’Union européenne et n’est pas réalisable sans les Etats-Unis.
– Où se situe la Suisse dans cet imbroglio fiscal?
– La Suisse participe actuellement aux travaux menés par l’OCDE. De plus, en matière de TVA, le droit suisse est déjà bien en ligne avec les recommandations internationales. Pour le reste, notre pays n’a aucun intérêt à adopter des mesures unilatérales et doit plutôt militer en faveur d’un consensus multilatéral. A mon avis, la Suisse, qui dispose d’une grande expérience en matière de coordination et de répartition de l’assiette fiscale sur le plan national et international, pourrait jouer un rôle moteur dans ce dossier. Dans cet esprit, le Centre de politique fiscale de l’Université de Lausanne met actuellement sur pied un observatoire international consacré à la fiscalité du numérique afin de contribuer aux discussions au niveau global.
– De manière plus générale, vous releviez en 2016 que la politique menée par l’Union européenne en matière de lutte contre l’évasion fiscale était parfois discriminatoire à l’égard des Etats tiers comme la Suisse. Qu’en est-il aujourd’hui?
– Effectivement, je faisais alors allusion au fait que la directive européenne anti-évasion fiscale, adoptée en 2016, permet par exemple à un Etat membre d’imposer par le biais de règles sur les sociétés contrôlées («CFC rules») les bénéfices d’une filiale suisse au seul motif que son taux d’imposition effectif est trop faible. On assiste toutefois à un revirement progressif dans ce domaine. D’une part, comme l’a laissé entendre la Cour fédérale allemande dans une affaire récente qui concernait justement une filiale suisse, cette politique protectionniste pourrait être à l’avenir remise en cause car elle heurte la liberté de circulation des capitaux entre le marché intérieur et les Etats tiers.
D’autre part, certains Etats – comme la France – ont récemment assoupli ces règles à l’égard des Etats tiers. En France, le Conseil constitutionnel a même retenu que le fait de réserver un traitement fiscal différent à une filiale située en dehors de l’Union européenne était contraire à l’égalité devant l’impôt. Dans la perspective de la réforme fédérale des entreprises et d’une baisse des taux cantonaux sur le bénéfice, ces développements sont donc très positifs.
– Quant aux travaux de l’OCDE contre la planification fiscale agressive, quel est selon vous l’impact du projet BEPS – qui vise à lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices – pour les entreprises, les Etats et pour la Suisse en particulier?
– Le projet BEPS représente sans conteste un tournant vers davantage de coopération internationale. Dans ma pratique, j’observe toutefois que les contentieux fiscaux impliquant des entreprises internationales augmentent au niveau mondial. Du point de vue des entreprises, le projet BEPS n’apporte donc pas forcément le degré de prévisibilité souhaité. D’autre part, même si, grâce au projet BEPS, nous allons vers une approche plus multilatérale de la fiscalité internationale, il ne faut pas perdre de vue que seules 4 actions sur 15 du projet incorporent des standards minimums. On est donc loin d’une harmonisation mondiale et, dans certains domaines, les tensions entre les grands et les petits Etats demeurent. Quoi qu’il en soit, la politique fiscale suisse actuelle respecte pleinement les standards fixés par l’OCDE. C’est le cas en particulier des mesures prévues par le projet de réforme des entreprises, actuellement en consultation.